La conférence est entrée dans sa phase critique. Mais
peut-être est-ce utile de rappeler la procédure dans ses aspects formels et informels.
En principe, un document préparatoire ( le projet de
déclaration ministérielle qui doit être adopté par la conférence) est préparé au
siège de lOMC, à Genève et il doit être, avant que lOMC lenvoie à
la conférence ministérielle, approuvé par tous les Etats membres représentés au sein
du Conseil général qui rassemble tous les ambassadeurs. Dans la réalité, depuis la
préparation de la précédente conférence ministérielle qui sest tenue à Doha,
il en va autrement. Vu la volonté des pays riches dimposer de nouvelles avancées
dans le libre-échange et la privatisation de toutes les activités humaines, un consensus
nest plus réuni. Aussi, cest le président du Conseil général (présidence
tournante : cette fois, cest le Mexique) qui, sous sa seule responsabilité, décide
denvoyer un texte de son crû à la conférence. Avant Doha, comme avant Cancún, la
particularité dominante de ce texte sur lequel la conférence va négocier, cest
quil rencontre très largement les attentes des pays riches et peu, voire fort peu, celles des pays en
développement. Avant Doha, ce texte
névoquait même pas des positions alternatives présentées par dautres pays.
Pour Cancún, le texte, dans certains cas, présentait deux options possibles.
Arrivés à Cancún, les ministres se sont exprimés sur
ce texte. En séance plénière, ils se succèdent dans des discours que personne ou
quasiment nécoute. Dans les cinq groupes de travail créés à louverture de
la conférence, les points de vue ont été plus explicites. De mercredi à vendredi soir,
cest ce qui sest passé. Les points de vue ont été exprimés dans les cinq
groupes et on a pu mesurer la profondeur des divergences.
Phénomène nouveau : des coalitions de pays se sont
créées par matières afin de mieux faire contre-poids aux poids lourds que sont les
Etats-Unis, lUnion européenne et leurs alliés (Australie, Canada, Hong Kong
entité restée distincte à lOMC qui ne reconnaît que des zones
douanières, étrange définition pour des pays et des peuples Japon,
Nouvelle-Zélande, Singapour, Taiwan
). On peut dire que le bloc occidental ne
néglige rien pour provoquer léclatement de ces coalitions. En vain. Jusquà
présent.
Vendredi soir, les présidents de ces groupes de travail,
quon appelle ici des facilitateurs ( mais pour faciliter quoi ?) ont
fait rapport au président du Conseil général et ont fourni des textes destinés à
amender le projet de déclaration. Une nouvelle version de ce dernier a été rédigée
dans la nuit de vendredi à samedi. Elle a été distribuée à toutes les délégations
samedi vers 14H alors que, jen ai eu confirmation par un membre de la délégation
européenne, les délégations occidentales en possédaient un exemplaire des 11H.
Cest
ce texte qui fait lobjet dintenses négociations. Celles-ci ne se déroulent
plus dans les groupes de travail. Formellement, elles se déroulent dans des réunions
appelées réunions des chefs de délégation. En fait, elles se déroulent dans des réunions
informelles où sont convoqués les principaux protagonistes, choisis à la discrétion de
lEurope et des USA. Par référence à la
couleur du bureau du directeur général de lOMC dans les premières années de
lexistence de cette organisation, on les appelle green room meetings,
puisque cest dans ce bureau quà Genève ont lieu de telles réunions. Ces
réunions se déroulent à huis-clos. Seuls les ministres invités peuvent y assister
accompagnés ou non de leurs experts.
La première réunion de ce genre sest tenue
pendant la nuit de samedi à dimanche. On y a
discuté agriculture et nouvelles matières. Une deuxième green room a
commencé dimanche matin vers 9H. Pendant ce temps, entre Européens, les consultations se
multiplient : réunions du Comité 133, réunions du Conseil des Ministres. On y perçoit parfois des divisions, mais la
règle, cest le soutien à la Commission européenne et la volonté de taire les
divergences. Les prétendus exercices de transparence effectués par certaines
délégations qui invitent sporadiquement la société civile (organisations
patronales, syndicats, ONG) contribuent plus à lintoxication voulue par les
Européens quà un véritable partage dune réelle information. La langue de
bois est le langage usuel. Par contre, des contacts individuels sont plus productifs
Les réunions green room vont se poursuivre
jusquà ce que soit les négociateurs se résignent à constater limpasse
(réelle si on sen tient aux déclarations et communiqués des différentes parties
en présence) et suspendent les travaux (comme à Seattle), soit parviennent à dégager
un texte qui fasse le consensus (comme à Doha). Dans cette dernière hypothèse,
laccord sera confirmé par une réunion des chefs de délégation. Il semble que les
blocages actuels conduisent à une prolongation de la conférence au-delà de dimanche
soir.
UN ACCORD COUSU MAIN
POUR LES USA ?
Une analyse du nouveau projet de déclaration
ministérielle tend à conclure quil sagit dun texte qui convienne
plutôt globalement aux Etats-Unis. En effet, sur les principales matières, les
propositions se rapprochent plus des positions exprimées par la délégation américaine
que de toutes les autres. Lunilatéralisme américain semble avoir pesé davantage
que lunilatéralement européen pour lauteur du texte, représentant du
Mexique, il faut le rappeler. Il faut se souvenir aussi que le Mexique est signataire de
lALENA, un accord de libre-échange qui va plus loin que les accords de lOMC
dans la marchandisation des rapports humains. Reprenons les principaux sujets :
AGRICULTURE
Le texte aggrave le caractère déjà déséquilibré du
plus déséquilibre des accords de lOMC. Ce quil accentue, cest la mise
sous contrôle de la paysannerie mondiale, au Sud et au Nord par les entreprises
agro-alimentaires (très présentes ici).
Sur le fond, le texte diffère peu du projet initial. Il
continue pour lessentiel de reproduire la proposition commune USA-UE qui ne
sengage pratiquement pas en terme de réduction des subventions, ni en ce qui
concerne les montants, ni en ce qui concerne le calendrier. La clause de paix, qui
interdit aux pays qui respectent les règles de lOMC de déposer plainte contre ceux
qui ne les respectent pas (Union européenne et USA) est prorogée pour une durée qui
nest pas précisée. Certaines dispositions du texte aggravent les propositions
initiales. Quelques concessions mineures sont faites aux pays en développement que le
ministre français de lagriculture a déjà considérées comme inacceptables.
NOUVELLES
MATIERES
Alors que 70 pays membres de lOMC (sur 146) ont
formellement fait savoir, par écrit, quils sopposaient à louverture de
négociations sur ces matières, alors que la déclaration de Doha prévoyait une
décision par consensus explicite de tous les Etats membres pour
louverture des négociations, le nouveau projet de déclaration passe outre et
annonce louverture immédiate de négociations sur les marchés publics et la
facilitation des échanges (exactement ce que demandaient les USA), et confie à une
décision à prendre, par le Conseil général à une date encore à fixer,
louverture des négociations sur la concurrence et sur linvestissement. On
commence les négociations immédiatement sur deux matières et à terme sur les deux
autres : cest, par étapes, le retour de lAMI. LUnion européenne est mécontente, car elle demande
le démarrage des négociations immédiatement sur les quatre matières.
NAMA
Le texte est pratiquement inchangé de la proposition
initiale rejetée par un grande majorité des pays en développement.
Accord Gènéral sur
le Commerce des Services (privatisations de tous les services publics du monde)
Le
texte est inchangé (paragraphe 6). Il ne fait lobjet daucune discussion, alors quil
présente trois dangers majeurs :
1) Il
veut forcer les pays qui n'ont pas présenté doffres de libéralisation
(engagements spécifiques) de services à le faire et certains autres dont les offres
étaient limitées à les augmenter. Il veut en outre imposer un délai pour le dépôt de ces
offres de dérégulation et de privatisation (mars 2004). Ce texte, soutenu par
lUnion européenne dément les affirmations répétées de Pascal Lamy déclarant
quaucun pays nest obligé à sengager dans un processus de
libéralisation des services. Le texte appelle à un engagement total de tous les participants pour
léchange continu de demandes et doffres.
2) le texte pousse à ladoption rapide de
disciplines dans le domaine des subventions et et des réglementations
intérieures ; afin daccélérer ce processus, il propose le date du 15 mars 2004.
On sait que ces disciplines vont fournir la liste des subventions désormais considérées
comme des distorsions à la concurrence commerciale, ainsi que la liste des dispositions
qui, dans nos lois et règlements, à chaque niveau (de lEtat à la Commune) seront
considérées comme plus rigoureuses que nécessaires par rapport aux règles de la
concurrence commerciale. Sont ici directement visées les normes en matière de droits
humains fondamentaux, les normes sociales, les normes environnementales, les critères de
qualification professionnelle, etc.
3) il réaffirme que les négociations de lAGCS
doivent obtenir une élévation progressive
des niveaux de libéralisation sans
quaucun secteur de service ou mode de fourniture ne soit exclu a priori.
Nest-ce Pascal Lamy qui déclarait que la santé, léducation et la
culture échappent à lAGCS pour ce qui concerne lUnion européenne ? La
phrase qui se trouve également dans le texte et qui
affirme que le droit des Membres de
réglementer et dadopter de nouvelles réglementations pour la réalisation
dobjectifs de politique nationale sera dûment respecté nest pas de
nature à rassurer. Dabord parce quelle est contredite par lensemble des
dispositions de lAGCS; ensuite parce quelle est beaucoup trop vague,
juridiquement, quant à la portée de la formule objectifs de politique
nationale. Des juristes consultés contestent que cette phrase puisse faire
contrepoids à la formule aucun secteur nest exclu a priori. En dépit de certaines déclarations, aucun
gouvernement européen ne soppose à ce texte.
COTON
Les demandes des quatre pays africains de voir
respectées les règles de lOMC par tous, y compris les USA, ont été rejetées
avec pertes et fracas. En caricaturant à peine, on peut dire que le texte proposé à ces
pays est ne plus cultiver du coton pour ne plus être en concurrence avec un pays
occidental qui subventionne ses producteurs de coton. Les USA ont manifesté à cet égard
une arrogante répugnante. Et les Européens, une hypocrisie du même goût. Après avoir
accueilli avec sympathie mais sans simpliquer, la demande des quatre
pays, les Européens avancent maintenant des propositions pour que soient pris en
considération certains éléments de cette demande. En échange, bien entendu, dun
soutien au protectionnisme agricole européen et au libre-échangisme ultra des mêmes
dans le domaine des nouvelles matières.
Il est 15H30, ce dimanche ici à Cancún, (22H30 sur le
continent européen) au moment où je termine ces lignes. Japprends à
linstant que la formidable résistance des pays du Sud se maintient. Nous croisons
tous les doigts, ici, pour que survienne un nouveau Seattle ouvrant une crise qui rendra
incontournable la réforme de lOMC et des accords iniques et dangereux quelle
administre.
Raoul Marc JENNAR, chercheur auprès dOxfam Solidarité (Bruxelles) et de
lURFIG (Paris-Mosset)