Cancun se trouve en pays Maya. Dans les campagnes
voisines, on n’y parle pas l’espagnol, mais bien, et cela depuis des centaines
d’années, la langue maya. Dans cette langue, Cancun signifie « nid de
vipères. » Les Latins avaient coutume de dire « Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre. »
Etait-il à l’œuvre lorsqu’il a inspiré le choix de Cancun pour la
conférence ministérielle de l’OMC ?
Le dimanche 14 septembre, vers 15 heures, M. Luis Ernesto
Derbez, Ministre mexicain des affaires étrangères et président de la 5e
conférence ministérielle de l’OMC, décidait de mettre fin aux travaux de cette
conférence.
Compte tenu des commentaires formulés après
l’échec, un rappel des faits s’impose. Compte tenu du rouleau compresseur
médiatique destiné à faire triompher une interprétation totalement orientée des
conséquences de cet échec, une analyse adogmatique est nécessaire. Compte tenu des
craintes et des espérances suscitées par cet échec, tracer quelques perspectives peut
aider.
1. Les circonstances de l’échec
Les officiels européens sont enclins à dire, en
aparté, que l’échec de Cancun a été voulu par les États-Unis qui ne souhaitaient
faire aucune concession alors que commencent les préliminaires des prochaines élections
présidentielles. Bush junior a impérativement besoin de l’électorat agricole, lui
qui a été élu avec 300.000 voix de moins que son concurrent et uniquement grâce à des
manipulations et des fraudes dans l’État de Floride. Plus que jamais, en 2004,
toutes les voix vont compter et il ne peut être question de respecter les règles de
l’OMC si elles sont de nature à déplaire à un électeur américain. Ce
raisonnement, qui sans nul doute, recouvre une partie de la vérité, ne doit pas écarter
d’autres explications. En particulier, la réalité d’un blocage détaillé
ci-après dans l’examen des causes de l’échec. Une brève chronologie permet de
resituer le contexte de l’arrêt des travaux et de dégager le rôle des acteurs
respectifs.
La conférence est prévue du 10 au 14 septembre.
Elle débute le 10, mais ce n’est que le 12 au soir
que se termine la phase de présentation des positions respectives et des réactions au
projet de déclaration rédigé par le président du Conseil général. Trois journées
entières sans la moindre véritable négociation !
Pendant la nuit du 12 au 13, sur la base des textes
fournis par les « facilitateurs » (voir Nouvelles de Cancun 5, sur le site de
l’URFIG : www.urfig.org),
un nouveau projet de déclaration est rédigé.
Il est distribué
aux délégations le samedi 13 entre 11H et 14H, selon les délégations, soit 28 heures
avant la fin annoncée de la conférence. Il est examiné par celles-ci pendant le reste
de l’après midi. Pour ce qui concerne les Européens, le Comité 133 est globalement
satisfait du texte, mais, sur la suggestion de Pascal Lamy, on décide de taire cette
satisfaction et au contraire de critiquer le document afin d’obtenir davantage sur
l’agriculture. Les PMA/PED (pays les moins avancés/pays en développement) sont
consternés par un texte qui fait fi de l’essentiel de leurs préoccupations. En
outre, ils contestent le lien contraignant créé entre l’agriculture, les
« nouvelles matières » (investissement, concurrence, marchés publics et
facilitation des échanges ou, pour se rendre compte de ce dont il s’agit, le retour
de l’Accord Multilatéral sur l’Investissement, cet AMI dénoncé en 1998) et
l’accès au marché des produits non agricoles. Les quatre pays d’Afrique de
l’Ouest qui ont demandé le respect des règles de l’OMC dans le domaine du
coton sont blessés par la fin de non recevoir que contient le texte. Les États-Unis
considèrent que le texte n’est pas si mauvais que cela, même s’il mérite des
améliorations. Ces positions s’expriment lors d’une réunion des chefs de
délégation qui se tient de 19H à 01H du matin, le dimanche. L’impression qui en
ressort, c’est que tout le monde est mécontent du nouveau texte. Les officiels
européens annoncent comme une évidence la prolongation de la conférence jusque lundi,
voire mardi. A la veille de la clôture prévue de la conférence, on ne négocie toujours
pas !
Dimanche à 01H30 commence la première réunion
informelle (green room). Elle réunit 9 délégations (Afrique du Sud, Brésil, Chine, EU,
Inde, Kenya, Malaisie Mexique et USA). Elle est consacrée uniquement aux
« nouvelles matières.» Elle dure deux heures. L’Union européenne annonce
qu’elle ne fera aucune concession sur les « nouvelles matières » si les
autres pays n’acceptent pas la proposition américano-européenne sur
l’agriculture qui est totalement intégrée dans le nouveau projet de déclaration.
Le ministre Derbez convoque une nouvelle green room à 8
heures, le dimanche matin. Elle réunit cette fois 33 pays. Elle débute par une
discussion sur les « nouvelles matières. » Pascal Lamy accepte de faire une
concession proposée par la présidence mexicaine : il retire deux des quatre
matières (investissement et concurrence). Mais il doit obtenir une modification de son
mandat pour ce faire. Une suspension d’une heure est décidée.
M. Peter Carl, au nom de Lamy, rencontre le Comité 133
et demande le feu vert pour un changement de mandat. Le Comité 133 n’est pas
compétent pour prendre une telle décision qui relève du Conseil des Ministres. Une
procédure de consultation des différents ministres européens se met en place
interrompue par une décision de tenir une réunion du Conseil.des Ministres.
De leur côté, les ministres africains qui participent
à la green room rencontrent les délégations PMA/ACP/UA.(pays les moins avancés/pays
d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, pays membres de l’Union africaine).
Conformément aux décisions antérieures de ces groupes de pays, ils reçoivent mandat de
refuser les quatre « nouvelles matières » et donc de refuser la concession
européenne.
Entre-temps, la green room a repris ses travaux. Les
ministres africains font connaître la position des PMA/ACP/UA. La Corée et le Japon
veulent que les négociations commencent sur les quatre matières et non sur deux. M.
Derbez constate qu’il n’y a aucun consensus. Il lève la séance. Il est 15
heures, environ. Alors que MM. Lamy et Fischler rejoignent le Conseil des Ministres
européens où ils obtiennent une modification du mandat sur les nouvelles matières, M.
Derbez convoque à 16 heures tous les chefs de délégation. Lorsque les Commissaires
européens arrivent, un projet de communiqué se trouve sur les tables. Il annonce la fin
de la conférence. Il circule depuis une bonne demi heure.
Pour les Européens, la surprise est totale. Misant sur
l’éclatement des alliances entre pays du Sud, ils pensaient pouvoir négocier au
finish et arracher dans la nuit à venir ou le lendemain davantage sur l’agriculture
après avoir fait cette concession sur les « nouvelles matières. » Ils en
sont privés par la décision de la présidence mexicaine de la conférence de respecter
l’obligation, décidée à Doha, de réunir un consensus explicite pour
l’ouverture des négociations sur les « nouvelles matières. »
2. Les causes de l’échec
« Je veux répéter que l’Union européenne a
négocié à Cancun de bonne foi et a ajouté de nouvelles concessions à celles déjà
mises sur la table, » déclarait Pascal Lamy au Parlement européen, le 24
septembre. Voilà une explication qui appartient à la technique bien connue de la
réécriture de l’histoire quand on se trouve devant la nécessité de dissimuler les
responsabilités d’un échec. On pouvait espérer de la part d’un intellectuel
aussi brillant une analyse plus fouillée des causes de cet échec. Mais elle aurait
débouché inéluctablement sur une mise en cause des choix proposés par Pascal Lamy et approuvés par les quinze
gouvernements européens depuis 1999. Impensable de la part d’une Commission
européenne aussi intransigeante que le Vatican sur son infaillibilité.
Comme on vient de le
voir, ce n’est que le dimanche, soit le dernier jour de la conférence, alors
qu’une formidable coalition de 90 pays s’oppose à elle, que l’Union
européenne a présenté des concessions par rapport aux propositions qu’elle tente
d’imposer depuis Seattle. Elle était restée, du mercredi au samedi, d’une
intransigeance absolue, empêchant de la sorte que commencent de vraies négociations.
Je distingue
personnellement 5 éléments qui expliquent Cancun et qu’on pourrait résumer
d’un titre : la construction du mur de la méfiance.
a) les conditions de l’adoption de la Déclaration
de Doha
Il faut se souvenir
que la 4e conférence ministérielle à Doha, en novembre 2001, était marquée
par l’échec de la précédente, à Seattle, ainsi que par l’instrumentalisation
des évènements du 11 septembre 2001. Il était impensable de mettre l’OMC en
péril. Il fallait un accord. On alla jusqu’à affirmer qu’un accord à Doha
« contribuerait à la lutte contre le
terrorisme, » ce qui signifiait, dans la conception de l’actuelle
administration américaine – soutenue sur ce point par la Commission européenne
– « si vous provoquez un échec à Doha, vous contrariez la lutte contre le
terrorisme. »
Pour parvenir à
leurs fins, les pays occidentaux ont fait bloc. On sait qu’ils ont usé de
procédures violant les règles de l’OMC pour imposer un texte de leur cru
agrémenté de promesses à l’égard des PMA/PVD sur lesquelles toute
l’attention médiatique a été concentrée. Ils se sont heurtés, pour la première
fois, à une véritable résistance des PMA/PVD. Ceux-ci attendaient le respect
d’engagements pris en 1994 et jamais tenus depuis lors. Mais les Occidentaux
disposaient des moyens de briser cette résistance et ils ont seulement dû concéder un
report de l’ouverture des négociations sur les « nouvelles matières. »
Ceci a été décrit à plusieurs reprises (voir le site de l’URFIG).
A Doha, les PMA/PVD,
n’ont pas voulu, dans le contexte de l’après 11 septembre, porter la
responsabilité d’un échec. Les pays riches, la suite l’a très largement
confirmé, ont annoncé des négociations sur des matières pour lesquelles les PMA/PVD
étaient demandeurs uniquement pour amener ces derniers à accepter un accord à Doha qui
avait pour vertu première de relancer la mécanique OMC après l’échec de Seattle.
L’adoption de
la Déclaration de Doha est dès lors intervenue avec des arrières pensées
diamétralement opposées de la part des uns et des autres. Ce qui était concédé de
part et d’autre n’avait guère de chance d’être accepté dans
l’avenir. Dès son adoption, la réalisation du programme de Doha, dont Cancun devait
enregistrer les progrès à mi-parcours, était compromise.
b) le fonctionnement de l’OMC
Je ne conteste pas
un seul instant qu’il soit impossible de décider à 146 et, sous peu, à 148. Mais
la manière avec laquelle les pays riches ont contourné cette difficulté comme ils ont
contourné les contraintes de la décision par consensus et celles du principe « un
État–une voix » ont transformé l’OMC en instrument au service des pays
les plus riches et de leurs entreprises au mépris de l’objectif annoncé
d’encadrer et de réguler le commerce mondial. L’OMC est devenue l’outil
privilégié de la globalisation.
La direction de
l’OMC, les représentants des États-Unis, de l’Union européenne, du Canada et
du Japon n’ont pas cessé de marginaliser les pays qui ne s’alignent pas sur
leurs propositions. Les propositions avancées par ce quadrumvirat sont presque
systématiquement transformées en documents officiels servant de base aux négociations.
Ce n’est jamais le cas pour les documents déposés par les PMA/PVD.
Lorsqu’en avril
2002, un groupe de pays en développement a déposé un ensemble de propositions
modérées de réforme de l’institution (WT/GC/W/471), elles ont été rejetées avec
fracas par les Européens et les Américains. Des propositions allant dans le même sens
déposées en août de cette année (WT/CG/W/510) ont reçu le même accueil. Chaque fois,
l’Union européenne invoque la nécessaire flexibilité pour justifier le statu quo.
L’OMC est une
institution oligarchique et opaque. Les PMA/PVD, qui sont les plus nombreux, y sont, en
permanence, victimes de manipulations et de pressions très précisément décrites dans
un livre récent (JAWARA Fatouma & KWA Aileen, Behind
the Scenes at the WTO. The Real World of International Trade Negotiations, London, Zed
Books, 2003). Ce qu’ils subissent à
l’OMC est en totale contradiction avec le
discours convenu sur l’importance du commerce pour le développement. Ils ont cessé
de croire aux promesses quand elles viennent des Occidentaux. De plus en plus, ils
pratiquent ce proverbe latin : « je
crains les Grecs, surtout lorsqu’ils font des cadeaux. »
c) les blocages du prétendu « Programme de Doha
pour le Développement » (PDD)
Comme je l’ai
longuement décrit dans la brochure consacrée aux « Enjeux de Cancun »,
aucune des échéances fixées par le PDD n’a été respectée. Ni sur les modalités
de la réduction des subventions agricoles, ni sur l’accès aux médicaments
essentiels, ni sur le traitement spécial et différencié, ni sur la mise en œuvre
des accords existants, ni sur l’ouverture des marchés aux produits non agricoles, ni
sur la réforme de l’organe de règlement des différends. Or, sur plusieurs de ces
dossiers, les PMA/PVD attendaient la concrétisation des promesses de Doha. Rien,
absolument rien, n’est venu après vingt-deux mois de négociations.
Par contre, avec une
insistance extrêmement agressive, l’Union européenne poussait les feux pour créer
les conditions d’un démarrage, à Cancun, des négociations sur les
« nouvelles matières. »
Sur le dossier
agricole, Américains et Européens ont déposé une proposition qui réécrivait
autrement l’engagement de Doha, mais n’incluait aucune obligation de résultats
chiffrée et datée.
C’est alors
qu’une réaction structurée des PMA/PVD est apparue, conduite par le Brésil, la
Chine et l’Inde. Elle a pris la forme d’une contre-proposition appuyée par un
groupe de pays décidés à se constituer en une coalition permanente qui représente 52%
de la population mondiale. Ce refus de s’incliner devant les manœuvres et les
propositions occidentales a provoqué la colère de M. Peter Lang. Le représentant de
Pascal Lamy n’a pu dissimuler son dépit. Il a donné libre cours à sa
grossièreté. Le néocolonialisme européen montrait son vrai visage. Les masques
tombaient. Pour les PMA/PVD, c’était une clarification supplémentaire. Le test
était concluant : le programme de Doha pour le développement n’était que de
la poudre aux yeux.
Ce n’est que
dix jours avant Cancun qu’un accord a minima
intervenait sur l’accès aux médicaments, accord très largement impraticable qui ne
fournit donc aucune solution au problème posé. Les larmes de certains délégués
africains, forcés par leur gouvernement soumis aux pressions européennes de renoncer à
se battre pour un texte applicable, expriment alors une immense rancœur et une
terrible frustration qui ne seront pas oubliées à Cancun.
d) l’arrogance impériale des pays riches
Nul mieux que Jim
Wolfensohn, président de la Banque mondiale, n’a indiqué la principale cause de
l’échec : "Ce qui s'est passé à Cancun doit être un signal
d'alarme, car les pays en développement - plus de 3 milliards d'êtres humains - ont
trouvé inacceptable une conception des négociations dans laquelle on attend d'eux
seulement qu'ils répondent à des propositions des pays riches."(Dubaï, 23 septembre).
Tout au long des négociations qui
ont précédé Cancun comme pendant la conférence elle-même, les pays riches, les
instances dirigeantes de l’OMC et les animateurs de la conférence ont traité par le
mépris les points de vue exprimés par les pays du Sud.
Alors que ces derniers venaient de
répéter leurs points de vue, déjà amplement explicités à Genève, la nouvelle
mouture de projet de déclaration déposée le samedi 13 septembre constituait une
véritable gifle pour ces pays. On ne pouvait pas manifester avec plus d’éclat un
dédain absolu pour leurs préoccupations.
Les États-Unis affichait leur
plus total mépris pour les millions de paysans d’Afrique de l’Ouest,
producteurs de coton dont le prix n’est pas compétitif face au coton US, puisque le
gouvernement américain verse des subventions à ses 25.000 planteurs de coton.
L’Union européenne
manifestait son arrogance en maintenant son exigence de voir les négociations sur les
quatre « nouvelles matières » commencer, fut-ce en deux temps (voir Nouvelles
de Cancun 5). Alors que les PMA lors d’un sommet tenu à Dakha en mai dernier,
avaient dit leur refus de telles négociations , alors que les pays de l’Union
Africaine (UA) avaient fait de même à Maurice en juin et les pays d’Afrique, des
Caraïbes et du Pacifique (ACP) à Bruxelles en août, alors que ces positions avaient
été répétées à Genève pendant les réunions préparatoires à la conférence, alors
que le 12 septembre, dans un document officiellement enregistré par l’OMC (WT/MIN
(03)/W/19), ces trois groupes de pays répétaient leur position et soulignaient
l’absence du « consensus explicite » requis par la Déclaration de Doha,
le projet de déclaration passait outre.
Conséquents et cohérents, les
pays en développement ont surmonté leurs divergences d’intérêt pour faire face.
Grande nouveauté de Cancun, ils ont constitué des alliances. La plus connue continuait
la démarche commencée à Genève pour réagir aux propositions agricoles
américano-européennes. C’est le groupe dit des 21 (qui compte aujourd’hui
davantage que 21 pays et qu’on appelle désormais G 20 +). L’alliance PMA/ACP/UA
s’est elle aussi consolidée face à la volonté d’imposer tout ou partie des
« nouvelles matières. »
Ces coalitions ont suscité
mépris et sarcasmes de la part des Américains et des Européens. Dans sa lettre
quotidienne envoyée de Cancun, Pascal Lamy, le 13 septembre, ironisait sur ces groupes
dont il préférait souligner les divergences internes que reconnaître les motifs
stratégiques de leur démarche. S’il est vrai que ces pays ont des intérêts
contradictoires, s’il est vrai que leurs propositions agricoles tendent davantage à
privilégier un agrobusiness local plutôt que la petite paysannerie, ils expriment
cependant un sentiment de solidarité entre pays du Sud qui est respectable et mérite
d’être pris en considération. Ce que l’Union européenne a refusé de faire.
Au matin du dernier jour de la
conférence, ulcérés par le contenu totalement orienté du nouveau projet de
déclaration, alors que s’était tenue, pendant la nuit, une de ces réunions
informelles où les pays riches usent de tous les moyens pour arriver à leurs fins, des
parlementaires africains ont publié le communiqué suivant : « Nous,
parlementaires africains, nous dénonçons les négociations en cours à l’OMC qui
ont été caractérisées par des manipulations flagrantes de la part des pays
développés et par un total mépris pour les intérêts et les opinions des pays
d’Afrique. Nous
dénonçons le manque total de transparence pratiqué à travers un processus de green
room [réunions
informelles réservées à certains pays] organisé de telle sorte que nos
ministres soient contraints d’accepter des solutions qui protègent les intérêts
des pays développés tandis qu’elles ignorent totalement les préoccupations
importantes relatives au développement de nos pays. »
L’Union européenne surtout,
les États-Unis dans une moindre mesure, n’ont pas compris que les frustrations et
les humiliations si longtemps imposées aux PMA/PVD avaient atteint le seuil où elles
provoquent le sursaut et la résistance. Une nouvelle réalité politique s’est
exprimée à Cancun. Ni Lamy, ni Zoellick ne
s’en sont rendu compte. Et les Européens ont continué à user des mêmes recettes,
à préparer leurs pressions et leurs marchandages comme si de rien n’était. Leur
arrogance a rencontré ses limites. Cancun, c’est la victoire de ceux qu’ils
n’ont cessé d’humilier depuis Marrakech.
e) l’iniquité de règles « égales pour tous »
Si, en matières de droits (droits
humains fondamentaux, droits sociaux, environnementaux, etc.) l’égalité est un
impératif absolu, dans le domaine des relations commerciales, soumettre des pays de
niveaux de développement différents à des règles identiques, c’est créer une
inégalité automatique, puisque c’est imposer une compétition entre acteurs
inégaux en force. D’où la demande insistante des pays en développement pour des
mesures qui, dans chacun des domaines traités par l’OMC, légaliseraient un « traitement
spécial et différencié. »
Le refus d’accéder à cette
demande, jamais formulé mais toujours constaté (puisque aucune suite sérieuse ne lui a
été donnée depuis 1994), amène les PMA/PVD à refuser toute extension des règles de
l’OMC qui se traduisent automatiquement par une exposition de ces pays à de nouveaux
traitements inégaux.
Cette question est au centre de la
formidable résistance de ces pays à Cancun. Elle est cardinale pour l’avenir de
l’OMC et des accords qu’elle gère. Le problème le plus important auquel
l’OMC est désormais confrontée, c’est la disparité croissante entre les
niveaux de développement de ses membres. Disparité encore accrue avec l’entrée de
nouveaux PMA (Cambodge et Népal). A telle enseigne qu’avec des propositions comme
celles avancées avec insistance et agressivité par l’Union européenne sur les
« nouvelles matières, » on atteint l’aberrant.
Même le Financial Times, peu suspect de sympathie pour
les thèses interventionnistes ou protectionnistes, écrivait il y a quelques jours :
« Il est absurde de pousser, comme l’a fait l’Union européenne, à
ce que soit imposées des règles dans des domaines aussi complexes que la concurrence et
l’investissement à des pays qui sont à ce point pauvres qu’ils n’ont
même pas les moyens d’avoir une représentation diplomatique auprès de l’OMC.
Si de telles règles ont une quelconque place à l’OMC, seuls les pays riches
devraient être libres de choisir de les appliquer ou pas. Refuser cette flexibilité ne
conduira qu’à la répétition de l’impasse qui a coulé Cancun. » (23 septembre).
Un authentique système commercial
international réclame une nouvelle confiance basée sur de nouvelles règles qui donnent
à chaque peuple la possibilité d’utiliser le commerce pour son développement et
non pas de subir le commerce au bénéfice du développement de ceux qui sont déjà
développés. Cette attente tout à fait légitime, les États-Unis et l’Union
européenne ne l’ont pas comprise. A moins qu’ils aient tenu à l’ignorer.
3. Les conséquences de l’échec
L’échec de Cancun ouvre une crise majeure pour
l’OMC. Cette crise peut être salutaire ; mas elle peut être fatale aussi.
Salutaire, si elle débouche sur la réforme de ses modes de fonctionnement et du contenu
des accords qu’elle administre. Fatale, si les pays riches persévèrent dans leur
volonté d’utiliser cette institution pour asseoir leur domination et surtout celle
de leurs entreprises sur le reste du monde et pour modeler les rapports humains en
fonction d’un projet néo-libéral et individualiste. Fatale aussi, si États-Unis et
Union européenne continuent à doubler cette institution par des accords bilatéraux et
régionaux qui vont au-delà des accords existants à l’OMC.
3.1
la menace d’un prétendu « retour » au bilatéralisme ou au
régionalisme :
Avec leur franchise brutale, qui a au moins le mérite de
la clarté, les Américains, par la voix de leur ministre du commerce, M. Robert Zoellick,
ont fait savoir qu’ils avaient d’autres possibilités pour faire avancer le
libre-échange. Dans des formules alambiquées, typiques du double langage européen,
Pascal Lamy « veut vérifier la priorité au
multilatéralisme des Européens. » La menace, aussitôt relayée par les
commentateurs, est donc brandie d’abandonner le cadre multilatéral prétendument
profitable aux pays plus faibles et de privilégier les accords bilatéraux et régionaux.
Mais s’agit-il d’une menace pertinente ?
Le cadre multilatéral offert par l’OMC prévient-il contre les abus de pouvoir des
pays riches ? L’existence d’accords multilatéraux protège-t-elle contre des
accords bilatéraux ou régionaux ? Dans tous les cas, force est de constater que la
réponse est négative. La démonstration a été faite à de multiples reprises que ce
qui domine à l’OMC, ce ne sont pas des rapports de droit, mais bien des rapports de
force. Et que l’égalité des États membres de l’OMC est purement formelle. Les
États-Unis et l’Union européenne ont transformé les rapports internes à
l’OMC en rapports bilatéraux. Il a fallu attendre Cancun pour voir les PMA/PED
mettre en place, pour la première fois, une parade efficace.
Et la menace d’un « retour » au
bilatéralisme ne peut les surprendre. Car ce bilatéralisme n’a jamais cessé.
Depuis la création de l’OMC, on ne compte plus les accords bilatéraux et régionaux
qui vont, sur des matières faisant déjà l’objet d’accords multilatéraux,
plus loin que ceux-ci. Ni les États-Unis, ni l’Union européenne ne se sont privés
pour exiger, en matière de droits de propriété intellectuelle ou d’investissement,
par exemple, plus que les accords de l’OMC. Les accords bilatéraux de l’Europe
avec l’Afrique du Sud ou le Chili; ses accords régionaux en cours de négociation
avec les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique dans le cadre de l’Accord
de Cotonou, les négociations avec le MERCOSUR en fournissent la démonstration.
Le multilatéralisme, tel qu’il est pratiqué
actuellement dans le domaine du commerce mondial, ne protège pas contre les excès du
bilatéralisme.
3.2 l’avenir
du PDD :
Que va devenir le « Programme de Doha pour le
Développement » ? L’échéance du 1 janvier 2005 sera-t-elle
respectée ?
Rappelons que trois des accords de l’OMC ne sont pas
liés obligatoirement par ce programme et sont ouverts à des négociations
permanentes : l’Accord sur l’Agriculture, l’Accord Général sur le
Commerce des Services et l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle en
rapport avec le Commerce. Même si, faute d’une déclaration ministérielle, les
négociations sur ces trois dossiers n’ont pas reçu une orientation particulière et
une impulsion spécifique à Cancun, la négociation peut continuer. Toutefois, dans le
domaine agricole, la clause de paix expirera fin de cette année, puisque la prorogation
voulue par l’Europe et les USA a disparu avec le projet de déclaration qui n'a pas
été adopté.
On observera l’empressement avec lequel un des plus
puissants lobbies dans le secteur des services a tenu à rappeler la possibilité de
poursuivre les négociations dans ce domaine. « Nous regrettons qu’une opportunité significative
de libéraliser le commerce dans les services comme dans d’autres secteurs a été
gaspillée » déclare, dès le 16 septembre, Robert Vastine, président de la
Coalition des Industries de Services (Washington). Et d’ajouter : « L’incapacité de la conférence
ministérielle de Cancun à atteindre un consensus sur une libéralisation supplémentaire
du commerce ne signifie pas que le travail ne peut pas continuer à propos des offres de
services. » Soulignant que le texte du projet de déclaration relatif à
l’AGCS était très largement accepté par les diverses délégations, M. Vastine
rappelle qu’une réunion du Conseil des Services de l’OMC doit se tenir en
octobre et que « elle fournira une
opportunité pour examiner les offres déposées et pour aller de l’avant. »
Le communiqué final de la conférence, adopté par les
chefs de délégation, appelle à une réunion du Conseil Général de l’OMC « à un niveau élevé, » au plus tard le 15
décembre. Il aura à examiner les conséquences de l’échec de Cancun et à prendre
des décisions pour la suite à réserver aux autres questions de l’agenda de Doha
qui n’ont pas trouvé de solution jusqu’ici. La question des
« nouvelles matières », partie intégrante du PDD, reviendra dès lors
sur la table. Les semaines qui viennent vont permettre d’apprécier quelles leçons
ont été tirées de l’échec de Cancun.
3 .3 les
travaux à l’OMC :
Suite aux travaux préparatoires à Cancun et au
déroulement même de la conférence, assistons-nous à l’émergence d’un
nouveau rapport de forces ? On peut, on doit l’espérer. Mais avant de
l’affirmer, les prochains mois doivent nous en apporter la confirmation. Et cette
question ne présente un intérêt que dans la mesure où tous les acteurs continuent à
jouer dans la même pièce.
Si les coalitions apparues juste avant et pendant Cancun
se confirment, une situation nouvelle est créée qui force les pays riches à accepter de
vraies négociations avec une approche radicalement différente de celle utilisée
jusqu’ici.
S’il en est ainsi, alors on peut envisager avec un
certain optimisme une réforme de l’OMC et des accords qu’elle gère débouchant
sur une authentique régulation du commerce mondial. Mais ne rêvons pas trop vite.
3. Un danger pour l’après Cancun :
un autre après Seattle
Pour tous ceux qui aspirent à une société où les
pouvoirs publics sont les instruments d’un haut niveau de solidarité; pour tous ceux
qui réclament une Europe effectivement solidaire des autres peuples, les périls
demeurent. L’échec de Cancun ne modifie pas les Accords de Marrakech. Il ne modifie
pas l’arrogance et le cynisme de la Commission européenne, son irresponsabilité
politique et son opacité.
L’après Seattle doit rester présent à
l’esprit. Ni l’internationale citoyenne, ni les pays en développement
n’ont alors tiré profit de cet échec-là. Nous, militants, avons beaucoup trop
célébré l’épopée de Seattle et pas assez préparé la suite. Nous avons aussi
surestimé notre influence dans cet échec. La plupart des gouvernements du Sud ont cru,
encore une fois, dans les mea culpa des
gouvernements du Nord. Ils ont continué à se méfier des aspects folkloriques de
certaines initiatives du monde associatif. Et, après quelques vagues formules du style
« nous avons compris la leçon, nous allons changer », la Commission
européenne a repris sa croisade néo-libérale avec une vigueur sans égal jusque-là. La
force des milieux d’affaires, la détermination des gouvernements des pays riches et
l’instrumentalisation du 11 septembre 2001 ont fait Doha.
Après Doha, l’euphorie de l’après Seattle
était éteinte chez les militants altermondialistes. Les deux années qui ont suivi ont
été mises à profit. A Cancun, l’expertise grandissante et un nouveau sens de
l’organisation chez les pays en développement associés à une coopération moins
prétentieuse, plus discrète et plus efficace de certaines ONG ont permis de bloquer de
nouvelles ambitions néo-libérales. C’est sur cette lancée qu’il faut
poursuivre.
L’échec de Cancun appelle, de manière
incontournable et en préalable à tout autre négociation, une réforme des modes de
fonctionnement de l’OMC afin de la rendre transparente et démocratique. Ensuite, cet
échec justifie pleinement le respect d’un engagement solennel pris à Marrakech en
1994 et jamais tenu par les pays industrialisés : l’évaluation de
l’impact économique, social, environnemental et culturel des accords existants. On
ajoutera l’évaluation de l’impact pour la démocratie et les droits humains
fondamentaux de certains accords et en particulier de l’AGCS et de l’ADPIC.
Pour
nous, Européens, ce triple objectif passe par une décision politique majeure : la
révision du mandat accordé en 1999 à la Commission européenne et en particulier à
Pascal Lamy pour les négociations à l’OMC. Il réclame aussi, dans
l’organisation et le fonctionnement des institutions européennes, une transparence
et un contrôle démocratique qui font aujourd’hui totalement défaut.
Il faut ramener les attributions de l’OMC à sa
seule raison d’être : la régulation du commerce international. Ce qui
signifie, en priorité, réguler les pratiques commerciales et non déréguler les États
et leurs pouvoirs subordonnés. La régulation du commerce mondial exige aussi des mesures
appropriées pour encadrer les activités des firmes transnationales, pour contrôler les
paradis fiscaux et pour soumettre aux normes éthiques et sociales ces zones de non droit
et d’esclavage que sont, dans beaucoup de cas, les zones franches. L’OMC doit
perdre la compétence qu’elle exerce aujourd’hui dans des dossiers comme
l’agriculture, les brevets et les services. Une hiérarchie des normes du droit
international doit devenir un objectif prioritaire de la communauté internationale.
Les parlements des États membres de l’Union
européenne ainsi que le Parlement européen doivent être associés, en amont de la
ratification, à toute négociation internationale dont les sujets sont susceptibles de
définir un modèle de société et d’organiser les rapports humains. Les citoyens
doivent disposer d’une législation européenne garantissant l’accès à
l’information sur tous les dossiers qui engagent l’avenir de la vie en commun.
Ces changements, en Europe, sont de la responsabilité
des 15 gouvernements et des 15 parlements. Il nous revient, comme tâche prioritaire, de
les exiger. Et de déployer tous les efforts à cette fin. A nous d’en faire un enjeu
pour l’immédiat, mais aussi pour la prochaine élection du Parlement européen et
pour l’opinion que nous sommes en droit d’émettre sur le projet de future
Constitution européenne.
A nous, associations, ONG, syndicats, de mettre devant
leurs responsabilités les partis politiques et les élus. Ils sont comptables devant
nous. Ne faisons plus confiance aux propos apaisants et anesthésiants dont les porteurs
des intérêts particuliers abusent chaque fois qu’ils nous trompent. Et gardons nous
de donner du crédit à leurs chiens de garde qui sévissent dans les média.
Cancun doit nous encourager. Pas nous endormir, ni nous
démobiliser. Nous avons pris la bonne voie. L’essentiel du chemin reste à
accomplir.
Raoul Marc JENNAR
Chercheur auprès d’Oxfam Solidarité (Bruxelles) et
auprès de l’URFIG (Paris-Mosset), Site web : www.urfig.org
26 septembre 2003 |