24.04.03
- Une guerre innommable. Y a-t-il
une guerre en Irak ? Par Michel Gilquin. Médias et
politiciens évitent dutiliser le mot « guerre » concernant le
déferlement des troupes anglo-américaines et de leurs auxiliaires australiens entre
Tigre et Euphrate. « Intervention », « crise »,
« opération(s) », « conflit », voire
« évènements », forment le champ sémantique de ceux qui sefforcent de
forger lopinion publique. Le mot « guerre », à la connotation négative
et terrible est, la plupart du temps, absent de leur vocabulaire. Ainsi, il y a en effet
belle lurette que les pays occidentaux ont rayé ce mot de leur langage
« démocratiquement correct » : les Ministères de la Guerre ont fait
place à ceux de la Défense. Même les militaires sionistes envahissant Gaza
sappellent « Forces de Défense » !!! Par « délicate »
dérive des mots, lattaque est subtilement présentée comme une défense, de
surcroît imposée par celui désigné comme « lennemi ». On ne
sétonnera donc guère du maniement fort exceptionnel du terme
« guerre » dans lapproche de lagression de la Maison Blanche
contre lIrak. Pourquoi cette « omission » systématique ? Par delà
la complaisance évidente dans ce cas, complaisance et complicité sont presque
synonymes- face à une invasion que rien ne justifie, ni en termes de menaces réelles de
la part de lIrak, -pardon, le « médiatiquement correct » impose de dire
« du régime tyrannique irakien » (en confondant allègrement dictature et
tyrannie voir le témoignage de Paul Balta dans un précédent article sur
Oumma.com-)-, ni du point de vue de la légalité internationale, ni même au nom
dune compassion soudaine, suspecte et intéressée pour les victimes bien réelles
du régime en place qui justifierait le droit dingérence chers aux nouveaux adeptes
de la politique de la canonnière pour « civiliser » les peuples
obscurantistes, intégristes et fanatiques (bref, ceux que, il y soixante ans,
daucuns désignaient comme des untermenschen) et leur apporter/imposer la
démocratie (des cimetières ?), se trouvent être posées plusieurs questions
épistémologiques autour de la notion de guerre.
Ce déni de nommer guerre
lagression dont est victime le peuple irakien dans ses composantes ethniques et
confessionnelles multiples (pourquoi ne parle-t-on jamais des Turcomans[1] ?) ne
relève pas de ce que lon pourrait concevoir comme une pudeur légitime
face à lhorreur. Cest, bien au contraire, un acte dagression en soi,
dans le registre sémantique, puisquil sagit de nier la barbarie
lorsquelle est le fait des forces « civilisées » qui cherchent à
dominer le monde ; celles-ci ne tuent pas des civils, cest bien connu, mais ne
peuvent que déplorer les « dommages collatéraux » (qui ont pour réalité
des enfants disloqués par des missiles « intelligents »). La technologie du
massacre est alors assimilée à de la chirurgie, puisquil sagit bien de
« traiter », de « soigner » une déviance, une maladie
insupportable, baptisée, selon les lieux, dintégrisme, de stalinisme,
dislamisme (autant de mots-valises de stigmatisation sans appel et sans
interrogation de leurs causes endogènes), celle qui consiste à résister à la
« normalité » du système global néo-libéral dominé par les vampires
anonymes des grands trusts des Etats-Unis (quil ne faut pas confondre avec le peuple
américain). Orthopédie mondialisée et peu importe si le patient doit y laisser sa
peau
Pas de guerre
donc ; autrefois, du côté des Aurès, on appelait cela pacification et il
fallut plus de trente ans pour que les autorités françaises acceptent de lui donner son
nom véritable : « guerre dAlgérie ».
Par contre,
avez-vous noté que les méga-attentats du 11 septembre à New York et Washington furent
aussitôt qualifiés d actes de guerre par ladministration de
Georges Bush ? Sans jamais nous dire les buts politiques de cette
« guerre », aussitôt imputée à lancien agent de la CIA Ben Laden,
puis à lAfghanistan, puis à lIrak, puis
, ce qui ouvre la voie à de
nombreuses spéculations[2]
Cette
dissonance quant au choix des mots, cette démarche sélective pour nommer, cest à
dire identifier, est révélatrice et induit quelques questionnements que je voudrais
livrer ici.
Car
quest-ce que la guerre ? Alors que depuis les premiers stratèges dans
lhistoire de lhumanité, la guerre a toujours été considérée comme la
poursuite de la politique par dautres moyens, cest-à-dire par la violence et
la coercition, aujourdhui, la plupart des experts occidentaux en polémologie
voudraient nous faire croire que nous sommes entrés dans une ère où les conflits
seraient asymétriques, et qui, de ce fait, ne mériteraient pas dêtre
rangés dans le registre des guerres. Les puissances « démocratiques » ne
pourraient être, intrinsèquement, belliqueuses. Seulement des gardiens (suréquipés) de
la paix. En conséquence, le respect dû aux combattants adversaires naurait plus
lieu dêtre et les conventions de Genève
éventuellement solubles dans les
moiteurs de Guantanamo. Lanalyse sur le caractère prétendument novateur des
conflits suppose alors lélaboration de nouveaux paradigmes : sil
ny a plus guerre, alors les lois de la guerre ne simposent-elles plus. Le
combattant adverse nest plus un combattant, mais un
« terroriste » : la violence quil utilise nest plus
considérée comme un moyen à poursuivre un objectif politique, mais comme une fin en
soi.
Pour
souscrire à une telle logique, ces spécialistes, ou prétendus tels, clôturent leur
approche des faits conflictuels dans le strict domaine militaire. A entendre leurs
analyses, les guerres de jadis nopposaient que des armées entre elles et les pertes
civiles étaient très faibles par rapport aux pertes militaires. Le conflit guerrier
était donc un rituel en quelque sorte, avec ses lois, ses règles, ses tactiques et
laffrontement de technologie, celle-ci incluant lorganisation et la logistique
des troupes. Cétait le temps de la « guerre fraîche et joyeuse », où
les paysans sous luniforme crevaient pour les appétits territoriaux et de pouvoir
de leurs seigneurs et rois. La guerre était alors, nous disent-ils, affaire de guerriers,
de militaires. Les civils étaient hors jeu. Cela aurait duré jusquà la première
guerre mondiale où, selon leurs calculs, la proportion de militaires et de civils tués
aurait été de 80 à 20 respectivement, voire inférieure. Aujourdhui, cette
proportion serait inversée dans la plupart des conflits. Le temps béni des guerres
« propres », menées avec panache, aurait fait place à
linéluctabilité de guerres « sales », dont il conviendrait
datténuer les effets sur le moral des belligérants par linstillation
dun maximum de technologie sophistiquée afin de réduire les
« bavures », puis suivies de pansements humanitaires permettant
découler les surplus agricoles.
Tel est le credo de nos « experts ». A y regarder de
plus près, ce dogme dune approche « militariste » de la guerre ne tient
pas. Dune part, il évacue dans la comptabilité macabre des conflits passés tous
les effets indirects sur les populations civiles : famines, épidémies,
déstructuration sociale générant des tensions parfois meurtrières
etc. Mais
surtout il sinscrit dans une optique principalement confinée à lEurope, ou,
à tout le moins, aux conflits opposant, entre elles, des autorités constituées,
censées représenter leurs populations.
Cette
vision, où le peuple ne constitue pas un paramètre méritant intérêt, occulte
totalement les guerres que nous pouvons génériquement désigner comme coloniales.
Celles-ci nont jamais été réductibles à laffrontement entre des armées.
Depuis la conquête des Amériques, ce sont bien les populations civiles qui furent
toujours la cible et qui furent détruites par lexpansionnisme européen. Mais qui
parle jamais des guerres dextermination des Amérindiens par les soldats bleus
yankees ? Ainsi, lhistoire de la guerre, pour les États-Unis, cest la
guerre de Sécession, puis les guerres qui les ont opposés à diverses puissances
européennes ou asiatiques (Espagne, Allemagne, Japon). En Europe, les conflits internes
au continent figurent seuls dans les livres dHistoire. La comptabilité des victimes
de la guerre nous fournit des données sur les morts, sur « nos » morts,
généralement militaires qui sont gravés sur les monuments. Mais jamais sur ceux
infligés par les guerres contre les peuples désarmés ! Celles-ci, ces guerres-là,
qui ont anéanti des pays entiers, nexistent pas, tout simplement.
« Aventures » coloniales. Les dizaines de millions de morts lors de la
pénétration occidentale au XIXème siècle de la Chine, oubliés ! Les millions de
morts en Afrique noire depuis la traite jusquà la mise en coupe réglée du
continent, ignorés ! Les dizaines de milliers de Tonkinois
« rectifiés » par lorthopédiste-éducateur Jules Ferry en Asie,
gommés !.. Sans parler du génocide des aborigènes dAustralie
. Hors
statistiques des experts. Faut-il poursuivre cette effrayante liste de ce qui a
constitué tant de crimes de guerre, de crimes contre lhumanité ?
Ceux qui nous parlent aujourdhui de guerres asymétriques, qui
déplorent hypocritement la mort de civils comme autant de tragédies nécessaires
accompagnant une « libération » souhaitable et espérée afin, au mieux, de
faire des Arabes des Occidentaux un peu basanés, libres de choisir entre se plier à la
loi du marché ou de disparaître, sont-ils devenus amnésiques ? Ou ont-ils une
mémoire sélective ?
Guerre asymétrique, proclament-ils, tel est ce que nous livrerait,
nous imposerait la « modernité ».
Mais pour qui est-ce une nouveauté ? Pour un Cherokee, un
Hottentot, un Annamite,
, bref pour limmense majorité de lhumanité,
lasymétrie a toujours été la règle. La négation a toujours accompagné
lextermination. Il a fallu que cette logique macabre vienne sinscrire lors de
la seconde guerre mondiale, au sein même de lEurope humaniste - humanisme à
géométrie/géographie circonscrite-, pour quenfin ceci cesse dêtre
moralement acceptable. Et encore. Car si lon a qualifié de nettoyage ethnique ce
qui a frappé les Balkans dans la décennie 90, ce concept est encore récusé avec
énergie lorsquil sagit de la Palestine colonisée par le sionisme. Il y a
toujours des hommes moins égaux que dautres
La traduction médiatique, épouvantable, en est devenue banalisée
: peu sétonnent du traitement qui en est fait : puisquil ny a pas
guerre, ni en Palestine, ni en Irak, constatons : un gosse israélien tué devient
une tragédie et cen est une- à partager universellement au point quon
se fait un devoir de donner son nom, de filmer longuement la souffrance de ses proches
mais dix gamins palestiniens massacrés, cela nest quune statistique,
délivrée en passant, entre deux annonces publicitaires et dans lanonymat le plus
absolu. Des civils irakiens prisonniers et humiliés peuvent être exhibés devant les
caméras du globe mais cest un scandale si quelques originaires du Dakota ou de
lArkansas, capturés, figurent à la télévision
Car,
sil ny a pas guerre, cest cependant toujours
« lAutre » qui est coupable de la guerre. Celui qui menace
la « sécurité ». Mais la sécurité de qui ? (Par exemple, de ceux qui
expulsent de leurs villages des paysans de Cisjordanie : ôte-toi de là que je
my mette !)
Puisque que
cest lAutre le belliciste, il convient tout dabord de le
déshumaniser : érigé en bête sauvage, en fanatique, rien nempêche alors de
lanéantir, déradiquer sa culture, de lui imposer
un nouveau dogme
religieux, baptisé désormais dun mot-fétiche, la démocratie !!! Produis,
consomme et tais-toi (on ne te demandera ton avis par voie des urnes que le jour où tu
seras mûr, cest-à-dire conditionné
). Lappel à la résistance
communautaire, à la solidarité sur des bases segmentaires, à la défense de son
territoire et de ses valeurs, au « djihad », nest-il pas le signe
dune arriération irrémédiable ? La preuve dune aliénation de la
liberté individuelle intolérable ? Claniques, tribaux, familiaux, religieux :
ressorts qui relèvent de larchaïsme
Primitives solidarités à
lépoque où lindividu atomisé, « libre », naurait le
droit/le bonheur dexister, merveilleuse perspective, quen contrepartie de son
inféodation et de son intégration totale aux grands mécanismes et diktats du monde des
seigneurs de léconomie, seule réalité qui vaille, nouvelle et moderne
« solidarité », pyramidale celle-là. Alors, pour être
« moderne », « in » (sinon tu es « out » !), fais
confiance à Enron, ou à ses semblables, plutôt quà ton clan
Conflit
asymétrique ?
Ces Irakiens qui osent (!) se battre sans être payés, en habits
civils ? Faire des embuscades au lieu dattendre dans un alignement impeccable
sur une ligne de front de servir de cibles afin que puisse être vérifiée, sur le
terrain, lexcellente qualité des produits high tech sophistiqués issus des
industries de pointe de larmement ? Des sauvages, qui nont rien compris à la
loi du marché, car enfin, cette « expérimentation » ouvre de vastes
perspectives à léconomie : on pourra embaucher dans les arsenaux et les
usines
Finie la récession ! « Embarguisés » depuis douze ans,
désarmés avant lattaque, ceux qui résistent, ne sont pas des gens
« normaux »
Des suicidaires. Pas des soldats. Savez-vous ce quest
un soldat, pour nos « experts » ? : regardez les
« marines » : eux, ce sont des « pros », qui font leur
« job », et qui, bon gré mal gré, sont consciencieux dans leur
« business ». Contre des soldes et des primes en dollars, tout de même
Y a-t-il
une guerre en Irak ?! Une « pacification », une
« libération », disent-ils
A la limite, pour les plus alignés sur
Washington, cette « intervention » nest quun épisode dans la guerre
contre le « terrorisme ». Sans quon sache toutefois ce que recouvre ces
deux derniers mots. Sauf si « mettre de lordre » au Moyen-Orient,
leur ordre, bien sûr, nétait quune étape pour mettre à la botte de
lEmpire le monde entier
Si la
guerre nest pas le moyen de terreur pour arriver à ses fins politiques, alors les
mots ne veulent plus rien dire. Et ce qui se passe entre Tigre et Euphrate doit être
nommé par son nom exact : une guerre coloniale. Et toute guerre coloniale génère
une guerre du peuple. Mais nos experts ont oublié Giap et, rassurés par
leffondrement de « lEmpire du Mal », source de tous les maux, ils
en ont oublié les leçons de lHistoire[3]. Et sur les maux, comment mettre des mots, puisque le monde
irait si bien sans une poignée de « terroristes »
Aussi, de
plus en plus nombreux sont ceux qui comprennent que cette guerre coloniale
nest quun des aspects des nombreux actes de guerre, dune guerre
sournoise sans visibilité mais non sans victimes menée contre les peuples : oui,
établir aux quatre coins de la planète des bases militaires, refuser le Protocole de
Kyoto, sopposer à linterdiction des mines anti-personnel, imposer les OGM,
combattre lexistence dun Tribunal Pénal International,
etc, constituent
autant dactes de guerre.
Lorsque nos
« experts » auront enfin compris ce que signifie les mots
« résistance » et « guerre du peuple » entre Golfe et
Méditerranée, seront-ils capables de réviser leurs concepts de polémologie
en y
intégrant le seul facteur décisif : le peuple[4] ?
) Seul le gouvernement
dAnkara a cherché, vainement, à les instrumentaliser. Au point que certains, dans cette même logique,
peuvent se demander si lincendie du Reichstag nétait pas un acte de guerre
contre la République de Weimar agonisante : on connaît la suite.
Notons quaux États-Unis, le Vietnam na pas été oublié par le peuple
américain : la plupart des vétérans sont hostiles à la guerre en Irak.
Au lieu et place de cette vision orientaliste qui ne veut connaître que chiites,
sunnites, kurdes
voire Tikritis.
|
25.03.03 - Le risque
de comprendre . Si nous en restons à l'infotainment,
nous ne comprendrons jamais ce qui se noue devant nos yeux. Les spectacles télévisuels
morbides ne sont que des divertissements : ils fixent notre regard sur la violence
pour mieux nous empêcher de penser et mieux nous contraindre à la passivité. Nous
devons dégager les grandes tendances, révéler les enjeux. Mais aussi prendre le risque
d'assumer notre responsabilité de citoyen, c'est-à-dire prendre position. Dans tous les moments de crise, les médias visent surtout à emporter le
consentement des populations en les divertissant plus qu'en les informant. Le 11 septembre
2001, nous étions rivés à nos écrans de télévision pour regarder en boucle le choc
des avions, les victimes prisonnières des tours en feu se jetant par les fenêtres, puis
l'effondrement des immenses buildings. Aujourd'hui, toujours fascinés par la mort en
direct, nous voilà pétrifiés à la vue des bombes détruisant Bagdad. Mais ces
spectacles morbides ne sont que des divertissements : ils fixent notre regard sur la
violence pour mieux nous empêcher de penser et mieux nous contraindre à la fatalité.
L'effondrement des tours jumelles a provoqué un immense
nuage de poussière qui a recouvert New York et masqué la prise de pouvoir par un
groupuscule de fondamentalistes : les faucons néo-conservateurs. Les lumières vives
qui éclairent la nuit irakienne nous aveuglent elles aussi et nous empêchent de voir la
progression de ces faucons néo-conservateurs au-delà des frontières états-uniennes.
Prenons donc un instant de recul pour observer et analyser ce qui se passe au-delà du
théâtre d'opérations. Oublions un instant les grandes proclamations morales sur les
affres de la guerre et la dévotion à la démocratie et concentrons-nous sur la
compréhension des événements. Si nous en restons à l'infotainment,
nous ne comprendrons jamais ce qui se noue devant nos yeux.
Nous devons dégager les grandes tendances, révéler les
enjeux. Mais aussi prendre le risque d'assumer notre responsabilité de citoyen,
c'est-à-dire prendre position.
Chaque semaine, dans cette Chronique de
l'Empire, j'analyserai la stratégie de l'administration Bush, la dérive de son
régime et les enjeux internationaux dans lesquels nous sommes tous impliqués, que nous
le voulions ou non. Et je vous inviterai à vous positionner. Je ne chercherai pas à vous
présenter un commentaire consensuel, dosant avec subtilité la vérité, son contraire et
le juste milieu. Je n'écrirai pas en tant que spectateur, mais en tant que président du
Réseau Voltaire, c'est-à-dire comme un intellectuel engagé dans un combat pour la
défense des libertés individuelles et la promotion de la laïcité.
La chute de Bagdad ne calmera pas la crise
diplomatique, mais l'exacerbera. L'attaque de l'Irak par les États-Unis, le
Royaume-Uni et l'Australie, contre l'avis de leurs alliés traditionnels et en violation
de la Charte de
San Francisco remet en cause le fonctionnement de l'ONU, de l'OTAN, de l'ANZUS et de
l'Union européenne. Il est faux de croire que la crise diplomatique est derrière nous et
que les choses rentreront progressivement dans l'ordre après la victoire de la Coalition des
volontaires sur l'Irak. En réalité, la crise ne fait que commencer. Elle va
connaître une recrudescence avec l'établissement d'un nouveau gouvernement à Bagdad.
Dans leur projet initial, les États-Unis avaient constitué à l'avance un gouvernement
provisoire autour d'Ahmed Chalabi. Ils avaient prévu de soustraire de sa compétence
l'exploitation pétrolière et de confier celle-ci à une autorité
« indépendante » au prétexte de protéger les ressources économiques
locales des tensions politiques. Ils devaient aussi imposer un protectorat militaire,
inspiré des modèles du Japon et de l'Allemagne d'après 1945. Ce protectorat devait
être confié au général Thomas Franks ou au général Jay Garner, proche d'Ariel
Sharon. Les opérations humanitaires devaient revenir à un Haut-représentant de l'ONU -
au choix Carl Bildt, Emma Bonino ou Bernard Kouchner - qui aurait à la fois traité les
problèmes sociaux et donné un vernis de légalité à l'ensemble du dispositif. Toute
cette belle construction s'est effondrée : Kofi Annan a prévenu à l'avance que
l'attaque de l'Irak contreviendrait au droit international, ce qui implique que le
protectorat militaire envisagé serait assimilé à une domination coloniale. Puis, Igor
Ivanov a déclaré à la presse que la Fédération de Russie ne reconnaîtrait pas un
gouvernement imposé de la sorte en Irak. Le renversement du régime de Saddam Hussein,
qui est un des buts de guerre revendiqué de la Coalition, ne peut donc déboucher sur une
victoire politique. Au contraire, ce renversement ouvrira un débat majeur au sein du
Conseil de sécurité des Nations Unies.
La coalition états-unienne n'a plus
seulement Saddam Hussein comme ennemi, mais aussi les nouveaux soutiens de l'Irak.
D'ores et déjà, malgré les apparences, la Coalition des volontaires n'a plus simplement
en face d'elle le régime de Saddam Hussein comme elle le prétend. Alors que les
États-Unis instrumentalisaient les inspecteurs de l'ONU pour s'assurer que l'Irak soit le
plus désarmé possible lorsqu'ils l'attaqueraient, la Fédération de Russie et la
République islamique d'Iran avaient commencé, fin 2002, à acheminer des armes légères
et des munitions sur zone. Dans le cas d'un enlisement des forces de la Coalition en
milieu urbain, la résistance irakienne disposera donc d'un soutien militaire logistique,
comme jadis la résistance vietnamienne.
Au cur de l'OTAN, la Turquie
bicéphale n'a pas encore déterminé son rôle. La fracture survenue au sein de
l'OTAN à propos de la protection de la Turquie n'a pas opposé d'un côté les
États-Unis, le Royaume-Uni et la Turquie et, de l'autre, la Belgique, l'Allemagne et la
France, comme on feint souvent de le croire. En effet, la Turquie est elle-même
bicéphale : partagée entre un pouvoir civil détenu par les démocrates-musulmans
et un pouvoir militaire quasiment sous commandement des États-Unis. Par ailleurs,
contrairement à la manière dont Washington l'avait introduit, le débat ne portait pas
sur la protection de la Turquie, qui n'avait rien demandé, mais sur l'intégration de
l'OTAN dans le dispositif impérial, sinon colonial, des États-Unis. Le compromis de
façade, laborieusement élaboré, a été présenté comme une victoire politique par la
Maison-Blanche. En réalité, le pouvoir militaire turc a été contraint de s'engager à
ne pas annexer le Kurdistan, c'est-à-dire à renoncer à la rétribution que le Pentagone
lui avait promise. D'ores et déjà l'Allemagne a indiqué que le compromis serait
automatiquement annulé s'il était confirmé que des troupes turques étaient entrées en
Irak.
Le Royaume-Uni est invité à saborder
l'Union européenne. La crise de l'OTAN a provoqué en chaîne celle de l'Union
européenne. Là encore, en voulant passer en force, Washington a cristallisé une
opposition latente. En poussant des chefs d'État et de gouvernement européens à publier
deux déclarations communes pro-états-uniennes, la Maison-Blanche a discrédité ses amis
devant leurs opinions publiques et a failli remettre en cause l'élargissement de l'Union.
La crise a favorisé l'émergence d'un axe franco-allemand renforcé, qui s'est exprimé
dès janvier sans que Washington ne réalise qu'il s'opposait non seulement à l'attaque
de l'Irak en particulier, mais à son expansion impériale en général. Enfin, la crise a
contraint Londres à choisir son camp. La démission de Tony Blair, que beaucoup croyait
inéluctable après les manifestations monstres organisées par ses anciens électeurs,
aurait probablement conduit le Royaume-Uni à renoncer à son alliance privilégiée avec
les États-Unis et à se tourner vers l'Union européenne, comme elle avait déjà tenté
de le faire à l'époque d'Edward Heath. Au contraire, le soutien apporté par la Chambre
des communes au Premier ministre va logiquement conduire Londres à s'éloigner de l'Union
européenne. D'ores et déjà, certains à la Maison-Blanche sont favorables à un
sabordage de l'Union pour en finir avec le triangle belgo-franco-allemand.
Une nouvelle alliance eurasienne émerge
face à l'hyper-puissance. Ce scénario catastrophe a conduit à un rapprochement
imprévu entre le triangle ouest-européen, la Russie et la Chine, formant ainsi un axe
eurasien qui, s'il devait se confirmer à l'avenir, pourrait équilibrer efficacement
l'hyper-puissance états-unienne.
Les soldats US découvrent la réalité
que leur propagande leur avait masquée. Dans ce contexte, les opérations militaires
en Irak ne sont pas seulement une succession d'événements cruels, mais deviennent un
enjeu politique mondial. Les soldats de la Coalition, qui piétinaient depuis trois mois
aux portes de l'Orient, se sont rués vers les grandes villes pour libérer la population.
Mais dès les premiers contacts, les soldats ont compris qu'ils n'étaient pas attendus en
libérateurs comme on le leur avait répété, mais redoutés comme envahisseurs. Ce choc
psychologique a contraint immédiatement l'état-major à éviter tout contact des troupes
avec la population pour éviter une démoralisation prématurée. Les chars se promènent
donc dans le désert sans plus savoir quel objectif atteindre. L'état-major espère
n'avoir à faire entrer les troupes dans Bagdad qu'après le renversement du régime qui
pourrait céder sous l'effet des bombardements ou d'un coup d'État, ou encore après
l'assassinat de Saddam Hussein par un commando. Mais le président irakien avait intégré
par avance que le temps jouerait en sa faveur.
L'idéal démocratique est
instrumentalisé pour justifier la conquête. Le choc psychologique éprouvé par les
troupes de la Coalition finira par atteindre les opinions publiques occidentales et,
paradoxalement, l'intégration des journalistes aux unités états-uniennes ne peut que
hâter ce phénomène. Il faudra bien admettre que les armées de la Coalition n'apportent
pas la démocratie, mais arguent de la démocratie pour étendre un Empire, comme jadis
les armées coloniales évoquaient leur mission civilisatrice pour justifier de leurs
conquêtes. Ce constat établi, il faudra encore admettre que, depuis les élections
truquées de 2000 et le choc du 11 septembre 2001, le régime de George W. Bush a changé
la nature des États-Unis. D'où cette question : peut-on défendre la liberté en
restant allié des États-Unis ?
Thierry Meyssan , Journaliste et écrivain, président
du Réseau Voltaire.
|