La
régionalisation de l'Europe pourrait être détournée de son sens initial à la faveur
d'un déséquilibre des institutions. Elle serait alors un moyen de démembrer
politiquement l'Europe, laissant ainsi le champ libre à la domination de l'Empire
états-unien. Pierre Hillard analyse cette variante de la doctrine Wolfowitz :
comment transformer le rêve d'unité européenne en un cauchemar de la yougoslavisation
généralisée. Les modalités de la construction
européenne dépendent de l'idée que l'on se fait de l'unité de l'Europe et de son rôle
dans le monde. Après avoir piloté la création de l'Union pour stabiliser l'Europe
occidentale et la soustraire à l'influence soviétique, les États-Unis encouragent
aujourd'hui à la fois son élargissement géographique et sa dilution politique. L'Union
pourrait alors absorber la Russie et broyer les États-membres en une myriade de régions
pour se transformer en une vaste zone de libre-échange protégée par la puissance
militaire états-unienne.
Contrairement à une idée répandue, il se trouve au sein
même de l'Union de nombreuses forces pour promouvoir ce projet comme l'atteste la carte
officielle que nous reproduisons.

Table des régions d'Europe
Edité par l'Assemblée des régions d'Europe (ARE), 2002.
|
Elle a été élaborée au sein de l'ARE
(l'Assemblée des Régions d'Europe) en 2002. Créé en 1985 par les Français, les
Espagnols et les Portugais, cet institut fut repris en 1987 par les Allemands qui lui
insufflèrent des principes fédéralistes, régionalistes et ethnicistes, le tout en
liaison avec les organismes européens comme le Comité des Régions (le CdR), le Congrès
des Pouvoirs Locaux et Régionaux d'Europe (le CPLRE) ou le Conseil des Communes et des
Régions d'Europe (le CCRE). L'intérêt majeur de ce document est de révéler le sens
caché de la forme actuelle de la régionalisation européenne. Celle-ci ne concerne pas
que l'Union présente, mais est conçue pour s'étendre à toute l'Eurasie. Tous les
États d'Europe centrale, les États baltes, l'Ukraine, la Russie -avec une frontière à
l'Est qui s'étend vers la Sibérie- les États du Caucase et la Turquie sont déjà
intégrés dans ce projet européen ou plutôt euro-atlantique. L'adhésion à l'Union ne
serait plus le moyen de réaliser l'unité européenne, mais au contraire de démembrer le
continent, assurant ainsi le triomphe pacifique de l'hyper puissance états-unienne selon
le principe classique « diviser pour régner ». La régionalisation,
présentée comme un moyen de rapprocher les citoyens des lieux de décisions, ne serait
plus qu'un artifice pour prévenir l'émergence d'une Europe-puissance en application de
la « doctrine Wolfowitz » [1]
Peu de temps avant de quitter la Maison-Blanche, le
président Clinton a présenté la vision états-unienne de l'Europe dans un discours
magnifiant le bloc transatlantique. Il soulignait aussi et d'une manière très nette que
« (...) l'unité de l'Europe est en train d'engendrer quelque chose
de véritablement neuf sous le soleil : des institutions communes plus vastes que
l'État-nation parallèlement à la délégation de l'autorité démocratique aux
échelons inférieurs. L'Écosse et le Pays de Galles ont leurs propres parlements.
L'Irlande du Nord, dont ma famille tire son origine, a retrouvé son nouveau gouvernement.
L'Europe est pleine de vie et résonne à nouveau des noms d'anciennes régions dont on
reparle - la Catalogne, le Piémont, la Lombardie, la Silésie, la Transylvanie etc. - non
pas au nom d'un quelconque séparatisme, mais dans un élan de saine fierté et de respect
de la tradition. La souveraineté nationale est enrichi e de voix régionales pleines de
vie qui font de l'Europe un lieu garantissant mieux l'existence de la diversité
(...) » [2]
La « sympathie » américaine à l'égard de
cette forme de régionalisation s'explique par le transfert du pouvoir politique des
États vers les régions. Désormais, la « région-État » se pare d'une
autonomie politique de plus en plus grande dans les domaines qui touchent
l'administration, la justice, les systèmes bancaire et postaux ou encore l'éducation,
cette dernière devenant de plus en plus - quoiqu'en disent les autorités officielles -
une éducation régionale. Or, ces instances politiques régionales sont conduites à
traiter directement avec les instances supranationales de Bruxelles en court-circuitant
l'autorité nationale. Ceci ne peut que combler d'aise les dirigeants politiques et
économiques états-uniens qui, par l'intermédiaire de leurs puissants lobbies présents
massivement à Bruxelles, pourront engager des contacts directement avec la Lombardie,
l'Alsace, la Catalogne, etc. Entre d'un côté, la puissance politique, mil itaire et
économique considérable des États-Unis et de l'autre, une quelconque région d'Europe,
on devine sans peine quel parti Washington tirera de cette affaire.
Pour renforcer l'emprise complète américaine sur le
vieux continent, Les États-Unis ont présenté au seul gouvernement allemand une
véritable feuille de route pour l'extension à l'Est de l'Union européenne (l'UE) et de
l'OTAN. Selon le Financial Times Deutschland du 24 octobre 2002
l'objectif d'une « Europe libre et unie » doit s'articuler selon les
modalités suivantes. Après l'intégration de dix États en 2004 à l'UE (Pologne,
République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Lituanie, Lettonie, Estonie, Chypre
et Malte), les pourparlers d'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN devraient commencer en 2004,
suivies de ceux de la Serbie en 2005, de la Croatie et de l'Albanie en 2007. En outre,
selon cette feuille de route, les États-Unis souhaiteraient l'adhésion de la Turquie à
l'UE pour 2007. Enfin, le Financial Times Deutschland ajoute que l'intégration complète des Balkans et de l'Ukrai ne dans les institutions
euro-atlantiques doit être achevée pour 2010.
Au moins, nous connaissons la date butoir des objectifs
états-uniens. Dans cette parcellisation européenne donnant la primauté politique aux
régions, aux dépens des nations, en liaison directe avec tous les lobbies financiers de
Bruxelles, l'Allemagne joue un rôle décisif. En effet, à l'origine de la
régionalisation en Europe (recommandation
34 (1997) du Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux d'Europe), elle soumet le
continent aux concepts institutionnels que les Britanniques et États-Uniens lui ont
imposés à la Conférence de Postdam (11 juillet au 2 août 1945) et lors de la création
de la bizone d'occupation (2 décembre 1946). À l'époque, le rôle dévolu aux Länders
visait à la fois à rétablir les libertés supprimées par le centralisme du IIIe Reich
et à priver l'Allemagne du statut de grande puis sance. Ce dispositif avait été
approuvé par la France qui, selon le mot de Mauriac à propos des zones d'occupation,
aimait tant l'Allemagne qu'il préférait qu'il y en ait plusieurs. En outre, les
Anglo-Saxons figèrent ces institutions en sacralisant la Constitution allemande et en
créant une Cour constitutionnelle indépendante à Karlsruhe.
Cependant la vassalité de l'Europe vis-à-vis des
États-Unis n'a plus de raison d'être depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la
dissolution du Pacte de Varsovie. La classe dirigeante allemande, quant à elle, se trouve
partagée entre d'une part ceux qui rêvent d'une puissance indépendante et qui se sont
exprimés en refusant de s'associer à l'attaque de l'Irak, et d'autre part, ceux qui
préfèrent minimiser les risques et jouer le rôle de gouverneur délégué de l'Empire
pour l'Europe. Ceux-là se sont empressés de jouer les supplétifs dans le démembrement
de la Yougoslavie et dans la guerre du Kosovo. Dès lors, ces contradictions pourraient
trouver une solution en se débarrassant de la tutelle états-unienne afin d'être seuls
maîtres à bord, selon le bon vieux « principe d'Iznogoud » (être calife à
la place du calife). Tout le problème réside dans la capacité des Anglo-Saxons à
convaincre les élites allemandes de jouer le rôle qu'il s leur ont assigné dans le
nouvel ordre mondial
En tout cas, l'éclatement de l'Europe comme le présente
cette carte de l'ARE est encore transitoire. En effet, l'émergence première des régions
est le préalable avant de passer à un autre niveau : le remaniement des frontières
régionales en fonction de critères économiques et ethniques. Dans le cadre de
l'interrégionalité, de nombreux regroupements sont possibles comme par exemple entre les
entités basques française et espagnole ou encore entre l'Alsace et le Pays de Bade.
C'est tout l'enjeu de la carte élaborée par la commission européenne en 2002 [3]. En effet, l'objectif étant de créer un
vaste marché économique de libre-échange transatlantique, les technocrates bruxellois
ont procédé à des remaniements territoriaux afin de créer des groupes économiques
comme le stipulent les textes officiels : Interreg IIIB regroupe
désormais toutes les actions de coopération tra nsnationale impliquant les autorités
nationales, régionales et locales et les autres acteurs socio-économiques. L'objectif
est de promouvoir l'intégration territoriale au sein de grands groupes de régions
européennes y compris au-delà de l'Union des Quinze, de même qu'entre les États
membres et les pays candidats ou autres pays voisins, et à favoriser ainsi un
développement durable, équilibré et harmonieux de l'Union. Une attention particulière
est accordée notamment aux régions ultrapériphériques et insulaires [4].
Cette révolution politique, géopolitique et sociale en
Europe est sur le point de franchir un pas décisif avec la reconnaissance d'une
personnalité juridique pour l'Union européenne. Ce qui peut apparaître comme
l'aboutissement d'un rêve d'unité contient en lui-même des éléments qui, dans ce
contexte particulier et en l'absence de garde-fous, peuvent dériver vers le cauchemar de
la Yougoslavisation généralisée.
Pierre Hillard
Essayiste, auteur de Minorités
et régionalismes, Enquête sur le plan allemand qui va bouleverser l'Europe,
Editions François-Xavier de Guibert, 2002.
[1] Cf. Defense Policy Guidance for the Fiscal Years 1994-1999, US Department of
Defense, 18 février 1992. Des extraits du document ont été publiés dans The New York Times du 8 mars 1992.
[2] Extrait du discours du
président Clinton à l'occasion de la remise du prix Charlemagne, Aix-la-Chapelle, 2
juin 2000.
[3] Voir la carte des
13 programmes INTERREG IIIB 2000-2006, Les politiques structurelles et les
territoires de l'Europe, Coopération sans frontières, Commission européenne, 2002.
[4] Ibid., p. 8.
transmis par Reseau Voltaire |