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Commandos du groupe anti-castriste basé à Miami.
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Warren
Hinkle et William Turner, dans The Fish is Red, sans doute le meilleur
livre sur la guerre de la CIA durant les 20 premières années de la révolution cubaine,
relate les efforts de la CIA pour sauvegarder la vie d'un de ses batistiens. Ceci eut lieu
en mars 1959, moins de trois mois après le triomphe du mouvement révolutionnaire. Le
sous-chef de la principale police secrète de Batista, qu'appuyait la CIA, avait été
arrêté, jugé et condamné à mort par balle. L'Agence avait créé cette unité de
police en 1956 et l'avait baptisée Bureau de répression des activités communistes, ou
BRAC. Entraîné, équipé et financé par la CIA, celui-ci devint ce que l'on peut
appeler la pire des organisations de torture et d'assassinat de Batista, imposant sa
terreur à toute l'opposition, et pas seulement aux communistes. Le sous-chef du BRAC, un
certain José Castaño Quevedo, avait été entraîné aux USA et servait d'agent de
liaison entre le BRAC et la station de la CIA de l'ambassade nord-américaine. Après
avoir eu connaissance de la sentence, le chef de la station de l'Agence envoya un
collaborateur journaliste du nom de Andrew St. George au quartier général du Che
Guevara, qui était chargé des tribunaux révolutionnaires, pour plaider la grâce de
Castaño. En vain. St. George quitta le quartier général du Che, dans la forteresse de
La Cabaña, pour l'ambassade des États-Unis, située près du front de mer, afin
d'informer de son fiasco. Le chef de la CIA répondit sur un ton solennel : « C'est une déclaration de guerre ». Il faut dire que la CIA
perdit encore beaucoup de ses agents cubains durant ces premières journées et les
années de guerre non-conventionnelle qui suivirent.
Aujourd'hui,
lorsque je roule sur l'avenue 31 en direction de l'aéroport, juste avant de contourner
l'hôpital de Marianao, je passe à gauche d'un grand commissariat blanc de plusieurs
étages qui occupe tout un pâté de maisons. Bâti dans un style qui est une mauvaise
imitation d'un château des années 20 du siècle dernier, il a finalement abrité une
espèce de gigantesque commerce de hamburgers baptisé Castillo Blanco. L'édifice est
entouré de hauts murs surmontés dans les angles de miradors, aujourd'hui vides, comme
ceux que l'on voit dans les cours des prisons. À côté, séparé du château par la rue
110, se trouve un bâtiment annexe, une maison verte relativement grande à deux étages
avec des grilles aux fenêtres et d'autres mesures de sécurité. J'ignore à quoi elle
sert actuellement, mais c'était autrefois le redoutable quartier général du BRAC, un
des héritages les plus infâmes de la CIA à Cuba.
Le
10 mars 1959, soit le même mois où fut exécuté le sous-chef du BRAC, le président
Eisenhower présida une réunion de son Conseil national de sécurité où fut discutée
la manière dont serait remplacé le gouvernement à Cuba. Ce fut le début d'une
politique continue de changement de régime qui a été reprise depuis lors par chaque
administration.
Quand
je lis sur les arrestations des 75 dissidents, survenues au cours de ce même mois mais 44
ans après l'exécution du sous-chef du BRAC, et que je vois l'indignation des États-Unis
devant leur procès et leur condamnation, il me vient à l'idée une phrase sans doute
prononcée à Washington et qui fait le lien entre les réactions des États-Unis en 1959
et les événements de 2003 : « Les salauds, ils sont en train
d'attraper nos gars ! »
Un
an plus tard, je m'entraînais dans une base secrète de Virginie lorsqu'en mars 1960
Eisenhower approuva le projet qui conduirait à l'invasion de Playa Giron. Nous apprenions
les trucs du métier d'espion, y compris la mise de téléphones sur écoute, les micros
cachés, le maniement des armes, les arts martiaux, l'emploi d'explosifs et les sabotages.
Ce même mois, la CIA, dans son effort pour priver Cuba d'armes à l'approche de
l'invasion des exilés, fit exploser un cargo français, La Coubre,
alors qu'il déchargeait un embarquement d'armes de Belgique sur un quai de La Havane.
Plus de 100 personnes périrent dans l'explosion et dans la lutte contre les flammes. Je
vois le gouvernail et d'autres vestiges de La Coubre quand je roule
sur l'avenue du port, non loin de la principale gare ferroviaire de La Havane.
En
avril de l'année suivante, deux jours avant l'invasion de Playa Giron, une opération de
sabotage de la CIA mit le feu à El Encanto, la principale grande surface de La Havane où
j'étais allé faire des achats lors de ma première visite dans la capitale, en 1957.
Jamais elle ne fut reconstruite. Maintenant, chaque fois que je passe dans la rue Galiano,
à Centro Habana, pour me rendre dans le quartier chinois, je traverse le square Fe del
Valle, là où se trouvait El Encanto, baptisé du nom d'une femme qui
mourut dans l'incendie.
Quelques-uns
de ceux qui ont signé des déclarations de condamnation de Cuba après le jugement des
dissidents et l'exécution des pirates, connaissent parfaitement l'histoire de l'agression
de Cuba par les États-Unis depuis 1959 : les assassinats, le terrorisme, le sabotage
et la destruction qui ont coûté près de 3 500 vies et fait plus de 2 000 handicapés.
Ceux qui ne la connaissent pas peuvent la trouver dans la classique chronologie historique
de Jane Franklin, The Cuban Revolution and the United States.

Richard Helms
Ancien directeur de la CIA :« Nous avions
des équipes qui attaquaient constamment
Cuba.[...] C'était la politique
gouvernementale des États-Unis. »
Ici avec Richard Cheney.
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Un des
meilleurs résumés de la guerre terroriste des États-Unis contre Cuba dans les années
60 nous est livré par Richard Helms, ex-directeur de la CIA, dans son témoignage, en
1975, devant le Comité du Sénat qui enquêtait sur les tentatives de la CIA pour
assassiner Fidel Castro. Il reconnut « les invasions de Cuba que nous réalisons
constamment sous les auspices du gouvernement », et ajouta : « Nous
avions des équipes qui attaquaient constamment Cuba. Nous essayions de faire sauter les
sucreries. Nous essayions de faire toute sorte de choses durant cette période. C'était
la politique gouvernementale des États-Unis. »
Au
cours de la même audience, le sénateur Christopher Dodd commenta à Helms : « Il est probable qu'au moment même où le président était
assassiné, un fonctionnaire de la CIA se soit réuni avec un agent cubain à Paris pour
lui remettre un engin criminel devant être utilisé contre Castro. » (À noter
que le fonctionnaire en question travaillait pour Desmond Fitzgerald, ami de Robert
Kennedy et à ce moment-là chef de toutes les opérations de la CIA contre Cuba, et que
l'agent était Rolando Cubela, un comandante de l'armée cubaine qui approchait
régulièrement Fidel Castro, et dont le nom de code à la CIA était AMLASH).

Desmond Fitzgerald
Ancien chef des opérations anti-
cubaines à la CIA
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Helms
répondit : « Je pense que ce qu'ils lui ont remis était une
seringue hypodermique. C'était quelque chose du nom de Blackleaf Number 40, et une
réponse à AMLASH qui avait demandé qu'on lui donne un instrument lui permettant de tuer
Castro... Je regrette qu'ils ne lui aient pas donné un pistolet. Ils auraient
considérablement simplifié l'affaire, qui aurait été moins exotique. »
Si
on revoit l'histoire, on constatera qu'aucune administration des États-Unis, depuis
Eisenhower, n'a renoncé à l'usage du terrorisme d'État contre Cuba, et que le
terrorisme contre Cuba ne s'est jamais arrêté. Il est vrai que Kennedy s'était engagé
auprès de Khrouchtchev à ne pas envahir Cuba, ce qui mit fin à la crise des missiles de
1962, et son engagement fut ratifié par les administrations suivantes. Mais l'Union
soviétique disparut en 1991 et avec elle l'engagement.
Les
groupes terroristes cubains de l'exil, basés pour la plupart à Miami et redevables de
leur « compétence » à la CIA, ont poursuivi leurs attaques au fil des ans.
Qu'ils aient mené leurs opérations pour leur propre compte ou sous la direction de la
CIA, les autorités des États-Unis les ont tolérées.
C'est
seulement en avril 2003 que le Sun-Sentinel de Fort Lauderdale a
informé, photos à l'appui, que les exilés réalisent un entraînement de guérilla dans
les environs de Miami avec les Commandos F/4, un des groupes terroristes actuellement
basés dans la zone ; parallèlement, la porte-parole du FBI indiquait que les
activités des exilés cubains à Miami ne constituent pas une priorité pour le FBI. On
peut trouver sur Internet d'abondants détails sur les activités terroristes des exilés
et leurs connexions avec le bras paramilitaire de la Fondation cubano-américaine (FNCA).

Luis Posada Carriles
Agent de la CIA, il prépara notamment
l'attentat contre un avion cubain
en 1976 dans lequel sont mortes
73 personnes.
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Il existe de
nombreux rapports sur l'arrestation au Panama en novembre 2000 de quatre terroristes
exilés dirigés par Luis Posada Carriles, un homme aux impeccables états de services
auprès de la CIA. Ils tramaient l'assassinat de Fidel Castro, qui se trouvait dans le
pays pour assister à une conférence. Le curriculum de Posada inclut la préparation de
l'attentat contre un avion de Cubana de Aviación en 1976 dans lequel
sont morts les 73 personnes qui se trouvaient à bord ; la participation pour la CIA,
en 1980 au Salvador, aux opérations de ravitaillement des terroristes
« contras » au Nicaragua ; et l'organisation en 1997 de 10 attentats dans
des hôtels et d'autres installations touristiques à La Havane, dont un causa la mort
d'un touriste italien. Un an après le New York Times reconnaissait
que les dirigeants de la FNCA à Miami avaient financé les attentats contre les hôtels.
Pendant toutes ces années, Posada a voyagé librement à l'intérieur et hors des
États-Unis.
Un
autre des terroristes intouchables de la CIA est Orlando Bosch, un pédiatre mué en
terroriste. Cerveau avec Carriles de l'attentat de 1976 contre l'avion de Cubana,
Bosch fut arrêté avec ce dernier une semaine après le crime et passa onze ans dans une
prison vénézuélienne et fut soumis à trois procès. Il fut acquitté à chacun d'entre
eux, libéré en août 1987 et arrêté à son retour à Miami, en février 1988, pour
violation des conditions de liberté conditionnelle après une condamnation pour actes
terroristes. En 1989 le département de Justice ordonna son expulsion pour terrorisme, sur
la base de rapports du FBI et de la CIA selon lesquels Bosch avait réalisé 30 actes de
sabotage de 1961 à 1968 et avait été impliqué dans un attentat pour assassiner
l'ambassadeur cubain en Argentine en 1975. Au terme de conciliabules entre la congressiste
de Miami Ileana Ros-Lehtinen, cubano-américaine étroitement liée à la FNCA, et Jeb
Bush, chef de la campagne politique de Ros-Lehtinen avant son élection au poste de
gouverneur de Floride, le président Bush père, qui était directeur de la CIA à
l'époque de l'attentat contre l'avion de Cubana, donna l'ordre au département de
Justice, en 1990, d'annuler l'ordre d'expulsion. Bosch fut sorti de prison et depuis lors
circule librement dans les rues de Miami.
Devant
l'évidence, à savoir que le gouvernement des États-Unis ne faisait rien pour mettre fin
au terrorisme basé à Miami, les Cubains ont choisi, dans les années 90, d'envoyer en
Floride leurs propres agents de renseignements qui, se faisant passer pour des exilés,
avertiraient de futures actions terroristes. Ils infiltrèrent ainsi quelques-uns des
groupes d'exilés et transmettaient de l'information à La Havane, y compris sur les plans
de vols illégaux au-dessus de Cuba de Hermanos al Rescate.
Malgré
tout, le gouvernement cubain espérait que les États-Unis seraient amenés à agir contre
les terroristes basés à Miami. C'est dans ce but que l'île a remis en 1998 une
volumineuse information sur les activités terroristes contre Cuba à partir des
États-Unis. Mais au lieu d'agir contre les terroristes, le FBI a arrêté 10 membres d'un
réseau cubain de renseignements dont la mission était d'infiltrer les organisations
terroristes. Plus tard, les cinq fonctionnaires des renseignements cubains qui dirigeaient
le réseau ont été jugés à Miami, où les attendait une condamnation certaine pour
complot d'espionnage et pour défaut d'enregistrement en tant qu'agents d'une puissance
étrangère. Jamais ils n'ont demandé ou obtenu un document confidentiel du gouvernement
ou une quelconque information secrète, mais ont reçu des peines draconiennes, dont deux
emprisonnements à vie. Le traitement inhumain infligé à ces prisonniers indomptables
sur ordre de Washington afin de les détruire moralement et physiquement et de les
retourner contre Cuba est sans précédent dans le monde et constitue un châtiment
démentiel. Leur liberté est le principal thème politique dans la Cuba d'aujourd'hui.
Plus
récemment, en décrétant une guerre interminable contre le terrorisme après les
attentats de septembre 2001 d'Al-Qaeda et avant la guerre contre l'Irak, le président
Bush a déclaré que l'usage d'aucune arme en possession des États-Unis ne serait
interdit, y compris, peut-on supposer, le terrorisme. Mais au lieu de commencer sa guerre
contre le terrorisme à Miami, où il a assuré son vol de la Maison-Blanche et dont peut
dépendre son élection pour un second mandat, il a lancé la série de guerres
préventives que nous avons vues à la télévision, d'abord en Afghanistan et ensuite en
Irak, et maintenant il menace la Syrie, l'Iran et d'autres figurant sur sa liste de
nations que les États-Unis accusent de promouvoir le terrorisme. Cuba, bien sûr, est
injustement placée sur cette liste, mais ici les gens prennent ce fait au sérieux, le
voyant comme un prétexte à une action militaire des États-Unis.
Comment la CIA
finance dissidents, ONG, fondations, magazines, instituts et syndicats
SOUS
l'administration Reagan, au début des années 80, on décida que les opérations
terroristes étaient insuffisantes pour imposer un changement de régime à Cuba. Le
terrorisme n'avait pas fonctionné, ni l'invasion de Playa Giron, ni l'isolement
diplomatique de Cuba, qui avait peu à peu diminué, ni l'embargo économique. Cuba serait
désormais incluse dans un nouveau programme mondial pour financer et développer des
organisations non-gouvernementales et volontaires qui seraient désignées sous le nom de
société civile dans le contexte des politiques néo-libérales globales des États-Unis.
La CIA et l'Agence pour le développement international (AID) devaient jouer un rôle
crucial dans ce programme, de même qu'une nouvelle organisation établie en 1983 : The National Endowment for Democracy (NED) (Fondation nationale pour la
démocratie).
En
réalité, ce programme n'était pas si nouveau. Dès sa fondation, en 1947, la CIA avait
été profondément impliquée dans le financement secret et la manipulation
d'organisations volontaires non-gouvernementales étrangères. Ces vastes opérations
couvraient le monde entier et avaient pour cibles partis politiques, syndicats et
associations patronales, organisations de jeunes et d'étudiants, groupes féminins,
organisations civiques, communautés religieuses, sociétés professionnelles,
intellectuelles et culturelles au niveau mondial. Par exemple des opérations médiatiques
avaient lieu continuellement dans tous les pays, dans le cadre desquelles la CIA payait
des journalistes pour qu'ils publient ses articles comme si eux-mêmes les avaient
écrits. Au Directoire des Opérations de la direction de la CIA, ces opérations étaient
coordonnées avec les Divisions d'opérations régionales par la Division des
organisations internationales (IOD, en anglais), car beaucoup de ces opérations étaient
de nature régionale ou continentale, impliquant de nombreux pays, et certaines avaient
même une portée mondiale.
Au
fil des années, la CIA a exercé une immense influence en coulisse dans de nombreux pays,
utilisant ces puissants éléments de la société civile pour pénétrer, diviser,
affaiblir et détruire les organisations ennemies de gauche et, même, pour imposer des
changement de régime en renversant des gouvernements indésirables. Ce fut le cas, parmi
beaucoup d'autres, de la Guyana où en 1964, après dix années d'efforts, fut renversé
le gouvernement de Cheddi Jagan par le biais de grèves, terrorisme, violence et incendies
perpétrés par des agents syndicalistes internationaux de la CIA. Presque au même
moment, alors que je me trouvais en Équateur, nos agents dans la société civile, à
travers des manifestations de masses et des troubles civils, provoquèrent deux coups
d'État militaires en trois ans contre des gouvernements civils élus. Et au Brésil, au
début des années 60, les mêmes opérations syndicales de la CIA se combinèrent avec
d'autres activités d'opposition au gouvernement au sein de la société civile et ces
actions de masse provoquèrent avec le temps le putsch de 1964 contre le président Joao
Goulart, donnant le coup d'envoi de dix ans de répression politique incroyablement
brutale.
Mais
le 26 février 1967, le ciel s'écroula sur l'IOD et ses réseaux de la société civile
mondiale. Je me trouvais alors en visite à la direction, à Langley, Virginie, près de
Washington, après avoir passé trois ans en Équateur et sur le point de gagner
l'Uruguay. Ce jour-là, le Washington Post publiait un long rapport
révélant une grandiose équipe de fondations, certaines inventées, d'autres réelles,
que la CIA utilisait pour financer ses réseaux mondiaux non-gouvernementaux. Ces
arrangements financiers étaient connus sous le nom de « conduits de
financement ». Aux côtés des fondations furent identifiées de nombreuses
organisations réceptrices, dont quelques-unes connues, par exemple des revues
intellectuelles, syndicats et instituts de recherches politiques. Rapidement, les
journalistes complétèrent le tableau par des rapports signalant les noms et les
opérations dans leurs pays qui étaient affiliés au réseau. Ce furent les journées les
plus sombres de la CIA depuis le fiasco de Playa Giron (la Baie des Cochons).
Le
président Johnson ordonna une enquête et déclara que ces opérations de la CIA devaient
prendre fin, mais en réalité il n'en fut rien. À preuve les opérations réussies de la
CIA au Chili pour provoquer le putsch de Pinochet en 1973 contre le gouvernement élu de
Salvador Allende. On combina dans ce cas les forces des partis politiques d'opposition,
syndicats, groupes patronaux, organisations civiques, associations de femmes au foyer et
médias pour créer le chaos et le désordre, sachant que tôt ou tard les militaires
chiliens, fidèles à la traditionnelle doctrine militaire fasciste en Amérique latine,
utiliseraient cette agitation pour restaurer l'ordre et éliminer la gauche. Les
opérations s'avérèrent presque la copie conforme de la déstabilisation et du programme
du coup d'État au Brésil dix ans plus tôt. Nous nous rappelons tous avec horreur ce qui
se passa les années suivantes au Chili.
Nous
passons maintenant au présent. Quiconque a vu comment s'est développée l'opposition de
la société civile au gouvernement de Hugo Chavez au Venezuela est convaincu que les
agences du gouvernement des États-Unis, y compris la CIA, l'Agence de développement
international (AID) et la NED coordonnent la déstabilisation dans le pays et se
trouvaient derrière le coup manqué d'avril 2002 et la « grève civique » de
décembre et janvier dernier.
L'Institut
républicain international (IRI en anglais) du Parti républicain a même ouvert un bureau
à Caracas. Vous trouverez plus loin davantage d'information sur la participation de la
NED, de l'AID et de l'IRI à des opérations de la société civile.
Pour
comprendre comment sont montées ces opérations de la société civile, jetons un coup d'il
sur l'aspect bureaucratique. Lorsque j'ai débuté au cours d'entraînement de la CIA, les
deux premiers mots que j'ai appris ont été « discipline » et
« contrôle ». Le gouvernement des États-Unis n'était pas une institution de
charité, disaient-ils, et tout l'argent devait être dépensé pour un objectif exact,
défini. L'officier des opérations de la CIA -ce que j'allais devenir- doit garantir la
discipline à travers un contrôle rigoureux de l'argent et des agents tout au long de la
chaîne des dépenses. Les ordres donnés aux agents dans le cadre de leurs obligations
doivent être clairs et sans équivoque, et l'officier doit empêcher le détournement de
fonds par un agent en marge du salaire concerté, en exigeant des reçus pour tous les
frais et paiements à des tiers. Les exceptions à la règle exigent une autorisation
spéciale.
À
la CIA, les activités visant à infiltrer et à manipuler la société civile sont
connues sous le nom d'Opérations secrètes et sont régies par des règlements
détaillés. Elles requièrent une demande d'argent dans le cadre d'un projet appelé
Résumé de projet s'il s'agit d'une nouvelle activité, ou Demande de rénovation de
projet s'il s'agit de la poursuite d'une activité existante. Le document émane soit
d'une station à l'étranger, soit de la direction, et y figurent la description d'une
situation donnée ; les activités devant être réalisées pour améliorer ou
changer ladite situation en fonction des intérêts des États-Unis ; un calendrier
concernant les objectifs intermédiaires et finals ; les risques et les possibilités
de crise (préjudices en cas de détection de l'opération) ; et un budget détaillé
accompagné d'information sur toutes les organisations et individus participants, ainsi
que la somme destinée à chacun d'eux. Le document contient par ailleurs un résumé de
la situation de tout le personnel qui sera impliqué, avec des références à la
procédure d'approbation de sécurité opérationnelle et des états de service à
l'Agence. Tous les agents impliqués doivent y figurer, depuis les prétendues agences de
financement, par exemple les fonctionnaires d'une fondation, jusqu'aux intermédiaires ou
récepteurs d'argent.
Outre
ces détails budgétaires, une certaine quantité d'argent sans récepteurs identifiés
est incluse sous la rubrique D&TO (sigle en anglais), qui signifie Développement et
objectif d'opportunité.
L'argent
de ce fonds est utilisé pour financer les nouvelles activités qui se présentent durant
la période d'approbation du projet mais bien entendu une information détaillée et
l'approbation de sécurité sont exigées pour tous les individus qui recevront les fonds.
Est également indispensable une déclaration sur le sous-produit d'information secrète
qui sera obtenu à travers l'opération proposée. On espère ainsi que l'appui financier
d'un parti politique produira de l'information secrète sur la politique interne du pays
concerné.
Les
Résumés et Rénovations de Projets sont soumis à un processus d'approbation dans
plusieurs bureaux, notamment la Division des Organisations internationales, et selon le
degré de risque et le coût, ils peuvent requérir une approbation hors CIA,
c'est-à-dire celle des département s d'État, de la Défense ou du Travail, ou du
Conseil national de sécurité, ou même du président. Lorsqu'ils sont finalement
approuvés, la Division des Finances de la CIA attribue l'argent et l'opération commence,
ou continue s'il s'agit d'une rénovation. Le délai d'approbation et de rénovation est
habituellement d'un an.
Tant
l'Agence de développement international que la NED établissent indiscutablement des
conditions de documentation et procédures d'approbation similaires à celles de la CIA
pour le financement de projets dans les sociétés civiles d'autres pays. Toutes les
personnes impliquées doivent recevoir l'approbation préalable à travers un processus
d'investigation, et chaque agent a des tâches clairement définies. Une commission
inter-agences détermine laquelle des trois agences - la CIA, l'AID ou la NED - ou une
combinaison des trois, doit réaliser des tâches spécifiques dans les sociétés civiles
de pays spécifiques, et quelle doit être la contribution financière de chacune d'elles.
Toutes trois ont évidemment travaillé pour développer une société civile d'opposition
à Cuba.
Il
faut signaler que la stridente Fondation nationale pour la démocratie a ses origines dans
les opérations clandestines de la CIA et qu'elle fut conçue après les désastreuses
révélations mentionnées plus haut, qui débutèrent le 26 février 1967. Deux mois plus
tard, en avril, Dante Fascell, membre de la Chambre des représentants pour Miami et ami
intime de la CIA et des Cubains de Miami, présenta avec d'autres représentants un projet
de loi qui créerait une fondation « ouverte » pour réaliser ce qui
jusque-là avait été un financement secret par la CIA de programmes de la société
civile d'organisations des USA (par exemple l'Association nationale des étudiants) ou
directement d'organisations étrangères (par exemple le Congrès pour la liberté de la
Culture à Paris).
L'idée
de Fascell n'a pourtant pas porté ses fruits, car il y a eu rupture de la perspective
conjointe des deux partis face à la politique extérieure qui avait prévalu depuis
l'administration de Harry Truman après la Deuxième Guerre mondiale. Des divergences
surgies dès la fin des années 60 à l'intérieur et entre les deux partis à propos de
la guerre dans le sud-est asiatique, puis plus tard, dans les années 70, à propos du
Watergate et de la défaite dans la guerre du Vietnam, et finalement en raison des
révélations sur les complots d'assassinat et d'autres opérations de la CIA par des
comités d'enquête du Sénat et de la Chambre des représentants, ont empêché les
accords et il s'en est suivi des années d'isolationnisme. Seuls les succès des
mouvements révolutionnaires d'Éthiopie, d'Angola, de Namibie, du Zimbabwe, de la
Grenade, du Nicaragua et d'autres régions ont uni les « guerriers de la Guerre
Froide » démocrates et les « internationalistes » républicains pour
créer en 1979 la Fondation politique américaine (APF, en anglais). La tâche de la
Fondation était d'étudier la possibilité de l'établissement légal d'une fondation
financée par le gouvernement pour subventionner des opérations à l'étranger dans les
sociétés civiles à travers des organisations non-gouvernementales des États-Unis.
Au
sein de l'APF, quatre groupes opérationnels ont été créés pour réaliser l'étude. Un
pour les démocrates, un autre pour les républicains, un pour la Chambre de commerce des
USA et un pour la Fédération nord-américaine du Travail-Congrès des Organisations
industrielles (AFL-CIO). Dans l'ensemble, leur travail fut appelé Programme Démocratie.
Ils ont consulté une vaste gamme d'organisations nationales et étrangères et à leurs
yeux, le plus intéressant furent les fondations des principaux partis politiques
d'Allemagne de l'Ouest financées par le gouvernement : la Frieedrich
Ebert Stftung des sociaux-démocrates, et la Konrad Adenauer Stiftung
des démocrates-chrétiens. Lorsqu'ont été créées ces fondations, dans les années 50,
leur tâche était d'édifier un nouvel ordre démocratique allemand, une société civile
basée sur le modèle parlementaire occidental, tandis qu'elles appuyaient la répression
des mouvements communistes et de gauche.
Dès
le début, la CIA canalisa à travers ces fondations l'argent destiné à des
organisations et groupes non-gouvernementaux en Allemagne. Puis, dans les années 60, les
fondations ont commencé à appuyer des partis politiques frères et d'autres
organisations à l'étranger, et ont aussi canalisé l'argent de la CIA destiné aux
mêmes fins.
Dans
les années 80, les deux fondations développaient des programmes actifs dans une
soixantaine de pays et dépensaient quelque 150 millions de dollars par an. Et le plus
intéressant est qu'elles opéraient dans un silence quasi total.
Une
opération de la Friedrich Ebert Stiftung donne une idée de leur
efficacité. En 1974, lorsque le gouvernement fasciste, vieux de 50 ans, fut renversé au
Portugal, pays membre de l'OTAN, des officiers militaires de gauche et communistes prirent
en charge le gouvernement. À cette époque les sociaux-démocrates portugais, connus sous
le nom de Parti socialiste, auraient à peine pu rassembler assez de militants pour une
partie de poker, et tous vivaient à Paris, sans adeptes au Portugal. Grâce à au moins
10 millions de dollars de la Fondation Ebert Stiftung, plus des fonds de la CIA, les
sociaux-démocrates revinrent au Portugal, bâtirent un parti du jour au lendemain, le
virent grandir et quelques années plus tard le Parti socialiste devint le parti
gouvernant au Portugal. La gauche demeura marginalisée et désorganisée.
Ronald
Reagan fut dès le début un partisan enthousiaste du Programme Démocratie, décrivant
ses plans dans un discours devant le parlement britannique en juin 1982. Le nouveau
programme, déclara-t-il, construirait une « infrastructure démocratique »
dans le monde entier, suivant l'exemple européen de soutien « ouvert »,
encourageant « la marche de la liberté et de la démocratie... » Certes les
programmes allemands étaient tout sauf « ouverts », mais les programmes US,
une fois en marche, ne le seraient pas davantage. En réalité, avant même que le
Congrès n'ait créé la NED, Reagan établit ce qui s'appellerait le Projet Démocratie
à l'Agence d'Information des États-Unis, sous la direction du département d'État. Une
disposition exécutive secrète de l'époque, qui ne tarda pas à filtrer dans la presse,
assura la participation clandestine de la CIA au programme. Une subvention initiale de 170
000 dollars fut approuvée pour entraîner des fonctionnaires des médias au Salvador et
sous d'autres régimes autoritaires de droite à la manière de traiter la presse des
États-Unis. Le programme salvadorien devait être matérialisé par la firme de relations
publiques de Washington qui avait représenté la dictature de Somoza.

Dante Fascell
Fascell est un des fondateurs du
National Endowment for Democracy,
canal officiel de financement
des organisations anti-castristes de
Miami. Ici avec Donald Reagan.
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En novembre
1983, le rêve de Dante Fascell finit par devenir réalité. Le Congrès créa la
Fondation nationale pour la démocratie et lui octroya pour commencer 18,8 millions de
dollars en vue de la formation de sociétés civiles à l'étranger durant l'année
fiscale qui s'achevait le 30 septembre 1984. Fascell devint membre du premier Conseil de
directeurs de la NED. Alors que la CIA avait initialement canalisé de l'argent à travers
un réseau compliqué de « conduits », la NED devenait à présent un
« mégaconduit » par lequel l'argent du gouvernement US parvenait aux mêmes
organisations non-gouvernementales que la CIA avait financées en secret.
La
Fondation nationale cubano-américaine fut, bien sûr, une des premières bénéficiaires
des fonds de la NED. De 1983 à 1988, la CANF reçut 390 000 dollars pour ses activités
anticastristes. Durant la même période, le Comité d'action politique spécial (PAC),
contrôlé par les directeurs de la CANF pour financer des campagnes politiques, attribua
une somme pratiquement identique aux campagnes de Dante Fascell et d'autres politiciens
amis, une compensation évidente pour les fonds reçus de la NED.
Légalement,
la NED est une fondation privée, sans but lucratif, une ONG, et reçoit une assignation
annuelle du Congrès. L'argent est canalisé à travers quatre « fondations
centrales » établies selon les lignes des quatre groupes de travail du Programme
Démocratie. Ce sont l'Institut national démocratique des Affaires internationales (Parti
démocrate), l'Institut républicain international (Parti républicain), le Centre
nord-américain international de solidarité du travail (AFL-CIO), et le Centre
d'entreprise privée internationale (Chambre de Commerce des USA). La NED remet aussi
directement de l'argent « à des groupes à l'étranger qui
travaillent pour les droits humains, les médias indépendants, le respect du droit, et
une vaste palette d'initiatives de la société civile ». (Citation du portail
de la NED sur le réseau, mai 2003).
Dans
la catégorie non-gouvernementale de la NED, la fiction consiste en ce que ses récepteurs
perçoivent des fonds « privés » au lieu de fonds provenant du gouvernement
des États-Unis. Ceci est très important car beaucoup de pays, y compris les USA et Cuba,
ont des lois relatives à leurs citoyens payés pour la réalisation d'activités pour le
compte de gouvernements étrangers. Les États-Unis spécifient qu'un individu ou une
organisation « soumis au contrôle étranger », c'est-à-dire qui reçoit de
l'argent et des instructions d'un gouvernement étranger, doit être enregistré au
ministère de la Justice et présenter des rapports détaillés de ses activités, y
compris de ses finances, tous les six mois. Les cinq fonctionnaires des renseignements
cubains ont été condamnés pour n'avoir pas été enregistrés, conformément à cette
loi.
Cuba
a ses propres lois qui pénalisent les actions mettant en danger sa souveraineté ou son
intégrité territoriale, ainsi que toute action qui appuie les objectifs de la Loi
Helms-Burton de 1996, c'est-à-dire consistant à réunir de l'information pour soutenir
l'embargo ou pour renverser le gouvernement, ou encore pour propager de l'information
gouvernementale des USA afin d'affaiblir le gouvernement cubain.
La Troika
nord-américaine : l'AID, la NED et la CIA
Les
nouveaux programmes de Reagan pour la société civile ont commencé avec un immense
succès en Pologne. Durant les années 80, The National Endowment for Democracy (NED) et
la CIA, dans des opérations conjointes avec le Vatican, ont maintenu actif et en
croissance le syndicat Solidarnosc quand il a été déclaré illégal durant la période
de la loi martiale qui a commencé en 1981. Le programme a été mis sur pied par Reagan
et le pape Jean-Paul II lors de la visite du président américain au Vatican en juin
2002. Ils l'ont fait avec des données des services de renseignement, de l'argent
comptant, des fax, des ordinateurs, des équipements d'impression et de copie de
documents, des enregistreuses, des téléviseurs et vidéos, des fournitures et
équipements en tous genres y compris des transmetteurs de radios et de télévision, Le
syndicat s'est transformé en un parti politique et, en 1989, encouragés par le dirigeant
soviétique Mikhail Gorbatchev, Solidarnosc a pris le contrôle du gouvernement. Des
années plus tard, en mai 2001, le sénateur Jesse Helms a présenté un projet de loi
pour assigner 100 millions de dollars afin de répéter à Cuba, a-t-il dit, les succès
de la CIA, de la NED et du Vatican en Pologne.
Des
efforts semblables pour développer une société civile d'opposition à Cuba avaient
déjà commencé en 1985, avec les premiers subsides de la NED à la Fondation nationale
cubano-américaine (FNCA). Ces efforts ont reçu un renfort important quand a été
approuvée en 1992 la loi de la Démocratie cubaine, mieux connue comme la loi Torricelli,
qui a encouragé l'appui par l'intermédiaire d'ONG étasuniennes à des individus et des
organisations à des programmes qui produisent « un changement démocratique
non-violent à Cuba ». Une intensification encore plus grande est venue avec
l'approbation en 1996 de la loi de la Liberté et de la solidarité cubaine, plus connue
sous le nom de loi Helms-Burton. Résultat de ces lois, la NED, l'Agence pour le
Développement international (AID) et la CIA, cette dernière non mentionnée en public
mais indubitablement participante, ont intensifié leurs programmes coordonnés, orientés
vers la société civile cubaine.
On
peut se demander pourquoi on peut avoir besoin de la CIA dans ces programmes. Il y a
plusieurs raisons. Une de ces raisons a été, depuis le commencement, la longue
expérience et l'immense équipe d'agents et de contacts dans les sociétés civiles que
possède la CIA dans le monde entier. En s'unissant à la CIA, la NED et l'AID
participeraient à un ensemble complexe d'opérations qu'elles pourraient financer tandis
qu'elles laisseraient la direction du travail secret quotidien aux agents de la CIA.
En
outre, quelqu'un devait contrôler et informer au sujet de l'efficacité des activités
des récepteurs locaux. La NED n'avait pas d'agents sur le terrain pour le faire, pas plus
que ses principales fondations. Et comme l'argent de la NED était apparemment privé,
seule la CIA avait le personnel et les techniques pour réaliser un contrôle discret afin
d'éviter que l'on compromette les récepteurs de la société civile, particulièrement
s'ils étaient des opposants au gouvernement. Finalement, la CIA avait d'importants fonds
qu'elle pourrait transférer silencieusement lorsque les conditions l'exigeraient. À
cuba, la participation d'officiers de la CIA sous couverture à la Section des intérêts
des États-Unis serait particulièrement utile puisque les fonds de la NED et de l'AID
iraient à des ONG des États-Unis qui devraient trouver des voix discrètes, si cela
était possible, pour faire parvenir des équipements et de l'argent aux bénéficiaires
à l'intérieur de Cuba. La CIA pourrait beaucoup aider à ce sujet.
La
preuve au sujet de la quantité d'argent que ces agences ont dépensé dans leurs projets
à Cuba est fragmentaire. Rien n'existe, en public, sur les dépenses de la CIA mais ce
que l'on trouve facilement sur les deux autres est intéressant. Le site du réseau de
l'AID mentionne 12 millions de dépensés dans des programmes cubains de 1996 à 2001
(moyenne par an, 2 millions de dollars) mais pour 2002, le budget, passé à Bush fils, a
bondi de cinq millions de dollars plus des fonds non engagés de trois millions de dollars
de 2001, un total de huit millions de dollars. Son budget en 2003 pour Cuba est de six
millions de dollars, indiquant un triplement des fonds depuis que la junte de Bush a pris
le pouvoir. Ce n'est aucunement une surprise, considérant la quantité de Cubains de
Miami que Bush a nommés à des postes importants de son administration.
L'argent,
selon l'AID, a été dépensé « à la promotion d'une transition
pacifique à la démocratie à Cuba ». Depuis 1996 jusqu'à 2001, on a livré 12
millions de dollars à 22 ONG, toutes apparemment basées aux États-Unis, la majorité à
Miami. En 2002, la quantité d'ONG de première ligne était descendue à 12 : The
University of Miami, Center for a Free Cuba, Pan-American Development Foundation, Florida
International University, Freedom House, Grupo de Apoyo a la Disidencia, Cuba On-Line,
CubaNet, National Policy Association, Acción Democrática Cubana, et Carta de Cuba. En
outre, l'Institut républicain international a reçu de l'argent de l'AID au profit d'un
sous-subventionné : le Directoire révolutionnaire démocratique cubain, aussi de
Miami.
Ces
ONG ont un double objectif : l'un orienté vers ses groupes équivalents de Cuba et
l'autre vers le monde, surtout par le biais de leurs sites web. Tandis que d'une part
elles envoient des fonds et des équipements à Cuba, elles diffusent d'autre part dans le
monde les activités et la production des groupes de Cuba. Cubanet à Miami, par exemple,
publie les écrits des « journalistes indépendants » de l'Association
indépendante de la presse de Cuba, basée à La Havane, et il envoie de l'argent aux
auteurs.
Il
est intéressant que l'AID affirme sur son site web que ses « subventionnés
ne sont pas autorisés à utiliser les fonds des subsides pour fournir de l'aide en argent
à des personnes ou organisation à Cuba ». Il est difficile de croire cette
affirmation mais si c'était vrai, tous ces millions sont utilisés seulement pour appuyer
l'infrastructure de l'ONG basée aux États-Unis, une sorte d'industrie légère
anti-castriste subventionnée, sauf pour ce qui peut être livré à Cuba :
ordinateurs, faxs, machines de photocopie, téléphones mobiles, radios, téléviseurs et
magnétoscopes, livres, revues, etc.
Sur
son site web, l'AID mentionne sept objectifs pour l'argent : solidarité avec les
activités des droits de l'homme, diffusion du travail des journalistes indépendants,
développement des ONG indépendantes, promotion des droits des travailleurs, démarches
à l'endroit du peuple cubain, planification d'une aide future à un gouvernement de
transition et évaluation du programme. Quiconque veut voir à quelles ONG vont combien de
millions dans chacun des programmes peut consulter le site
www.usaid.gov/regions/lac/cu/upd-cu.htm.
L'affirmation
de l'AID de ce que ses ONG subventionnées ne peuvent pas fournir d'argent à des Cubains
à Cuba porte à s'interroger sur les plus de 100 000 dollars que les enquêteurs cubains
ont trouvé en possession des 75 dissidents jugés, en majorité sans emploi. Une piste
peut être trouvée dans la déclaration de l'AID selon laquelle « la
politique des États-Unis encourage les ONG et les individus des États-Unis à
entreprendre des activités humanitaires, informatives et d'édification de la société
civile à Cuba avec des fonds privés... » Se pourrait-il que ces « fonds
privés » soient de l'argent de la Fondation nationale de la démocratie ?
Rappelons
la fiction de ce que la NED soit une fondation « privée », une ONG. Elle n'a
pas de restrictions qui limitent que ses fonds soient utilisés en paiements comptants à
l'étranger et, par hasard, la NED finance quelques-unes des mêmes ONG que l'AID. Nous
pouvons être sûrs de ce que cela n'est pas le résultat d'une rivalité ou d'un manque
de coordination à Washington. La raison est probablement que les fonds de la NED peuvent
être utilisés pour des salaires et autres compensations matérielles à des personnes
sur le terrain à Cuba. Il existe, après tout, un niveau d'organisations cubaines sous
les ONG des États-Unis dans la chaîne de commandement et de l'argent et ce sont là les
individus et les groupes de Cuba qui correspondent dans leurs objectifs à ceux des ONG
des États-Unis. Il y en a près de 100 et ont des noms (retraduits de l'anglais au
français) tels que Bibliothèques indépendantes de Cuba, Tous unis, Société des
journalistes Marquez Sterling, Association indépendante de presse de Cuba, Assemblée
pour la promotion de la société civile, et le Parti des droits l'homme de Cuba.
Chacun
des Cubains dans ces organisations sera totalement identifié avec ses tâches assignées
dans la documentation du projet de l'AID, de la NED ou de la CIA qui couvre l'activité,
probablement dans une annexe confidentielle, qu'ils soient classés comme activistes des
droits humains, journalistes indépendants, bibliothécaires indépendants ou
distributeurs de matériel d'information. L'argent, après tout, n'est pas remis à des
fantômes ou des esprits, y compris au plus bas niveau. On ne donne pas non plus la
liberté aux ONG des États-Unis pour livrer l'argent à n'importe quel mécontent
qu'elles trouvent pour le recevoir. Les utilisateurs finals (récepteurs finals) sont les
bénéficiaires désignés par écrit tout comme le sont les fondations centrales et les
ONG intermédiaires états-uniennes.
Le
site web de la NED est volontairement en retard, et montre seulement son programme pour
Cuba de 2001. Mais il est instructif. Ses fonds pour des activités cubaines en 2001 ont
totalisé seulement 765 000 dollars si l'on veut croire ce qu'ils disent. Cet argent a
été donné à 8 ONG en 2001 avec une moyenne de près de 52 000 dollars tandis qu'une
9ème ONG, l'Institut républicain international (IRI), du Parti Républicain, a reçu 350
000 dollars en faveur du Directoire révolutionnaire démocratique cubain, basé à Miami,
comme nous l'avons signalé antérieurement pour « renforcer la
société civile et les droits humains » à Cuba. En contraste, cette ONG va
recevoir 2 174 462 dollars en 2003 de l'AID, par l'intermédiaire de ce même IRI.
Pourquoi donc la NED allait-elle accorder les montants inférieurs et l'AID des sommes
aussi immenses, tout cela canalisé au travers de l'IRI ? La réponse, mise à part
la tranche de l'IRI, est probablement que l'argent de la NED est destiné aux poches de
personnes à Cuba tandis que l'argent de l'AID appuie les infrastructures des ONG des
États-Unis.
En suivant
l'argent
D'APRÈS
ce qu'a indiqué le ministre cubain de l'Extérieur, Felipe Pérez Roque, lors de sa
conférence de presse du 7 avril et selon les agents de la sécurité cubaine qui ont
travaillé au sein de groupes dissidents et que le ministre a montrés sur des images
filmées, l'argent des USA est parvenu aux bénéficiaires à Cuba sous forme de mandats
familiaux, d'envois délivrés par des messagers appelés « mules », et de
paiement par le système Transcard, au travers duquel des fonds débités au Canada sont
transférés et retirés à Cuba par des dissidents en possession des cartes de crédit
correspondantes. Le ministre a indiqué que la Banque centrale de Cuba a minutieusement
suivi le flux d'argent parvenu aux dissidents, sans révéler toutefois ni le montant
total au cours d'une période donnée, ni les sommes spécifiques dont ont bénéficié
des groupes ou des individus.
Quelles
que soient les sommes d'argent arrivées à Cuba, tous ceux qui travaillent dans l'île
aux différents projets de dissidents savent que ceux-ci sont promus et payés par le
gouvernement des États-Unis et que leur but est le changement de régime. Loin d'être
des « journalistes indépendants », des militants « idéalistes »
des droits humains, des avocats « légitimes » du changement, ou des
« bibliothécaires privés », chacune des 75 personnes arrêtées et
condamnées a participé sciemment aux opérations du gouvernement des USA pour renverser
le gouvernement et installer un ordre politique, économique et social différent,
favorisé par les États-Unis. Ils savaient que ce qu'ils faisaient était illégal, ils
ont été découverts et en paient le prix. Simplement, tous ceux qui pensent que ce sont
des prisonniers de conscience, des personnes poursuivies pour leurs idées ou leur
expression ou des victimes de la répression ne voient pas en eux ce qu'ils sont
vraiment : les instruments d'un gouvernement des États-Unis qui a décrété que la
Cuba révolutionnaire est son ennemie. Ils n'ont pas été condamnés pour des idées mais
pour des actions payées par une puissance étrangère qui a maintenu contre ce pays une
guerre de 44 ans aux degrés d'intensité divers.
Penser
que les dissidents étaient en train de créer une société civile libre et indépendante
est absurde, car ils étaient financés et totalement contrôlés par une puissance
étrangère hostile, et ils n'étaient pas le moins du monde libres ou indépendants. La
société civile qu'ils voulaient créer n'était pas seulement leur société civile
normale, de jardin, de fanatiques de motos Harley ou d'éleveurs de boxers, mais un
mouvement politique d'opposition ouvertement favorisé par le gouvernement des
États-Unis. Quel gouvernement au monde serait autodestructeur au point de rester passif
devant de tels faits ?
Ceux
qui souhaitent comprendre comment fonctionne la promotion par les États-Unis d'une
« société civile indépendante » dans un secteur donné, les bibliothèques
privées par exemple, peut trouver un excellent rapport présenté en novembre 2002 par
Rhonda L. Neugebauer, bibliographe, Études latino-américaines, Université de
Californie, Riverside, au Conseil de la côte du Pacifique sur les Études
latino-américaines, East Los Angeles College. L'étude est le résultat d'une vaste
recherche, de visites de bibliothèques privées à Cuba et d'interviews de leurs
propriétaires, ainsi que d'une étude du système étatique de bibliothèques à Cuba. Y
sont incluses des descriptions du système d'ONG des États-Unis qui appuient les
bibliothèques privées, de leur financement par l'AID et de l'information trompeuse que
présente ce système.

Vickie Huddleston
Chef de la Section des Intérêts
des USA à La Havane jusqu'en 2002.
|
Dans sa
conférence de presse, le ministre Pérez Roque a donné un exemple de la manière dont
sont travaillées diverses opérations. Il a montré une séquence filmée du procès
d'Oswaldo Alfonso Valdés, président du Parti libéral démocratique de Cuba, où Alfonso
décrit une réunion avec un fonctionnaire de l'AID et Vickie Huddleston -jusqu'à la
mi-2002 chef de la Section des Intérêts des USA à La Havane-, sur la manière
d'améliorer la réception de « moyens » et faire en sorte qu'on ne soupçonne
pas qu'ils proviennent du gouvernement des États-Unis. Dans le film, Alfonso reconnaît
aussi avoir reçu de l'argent et des ressources matérielles du gouvernement US au travers
d'organisations basées à Miami.
Selon
la loi cubaine, il est illégal de recevoir de l'argent pour exécuter une politique des
États-Unis envers Cuba, et ceci suffit pour être condamné. Le groupe majoritaire parmi
les 75, les 37 « journalistes indépendants », écrivaient des commentaires
sur Cuba en vue de leur publication hors du pays, utilisant Internet pour leur
divulgation. Une de leurs organisations à Cuba était l'Association indépendante de
presse dont le président, Nestor Baguer, était un agent de la sécurité cubaine qui a
témoigné devant le tribunal. Des membres du groupe, a-t-il révélé dans un témoignage
présenté par le ministre, écrivaient pour le portail sur le réseau Cubanet, basé à
Miami, et ils étaient payés à travers le système Transcard, sauf pour les sommes
importantes, qui étaient distribuées par une « mule ». Cubanet a reçu 35
000 dollars de la NED en 2001, et recevra 833 000 dollars de l'AID en 2003.
Baguer
a aussi révélé que lors de visites à la Section des Intérêts des USA, lui et ses
confrères ont reçu des instructions sur les thèmes à couvrir dans leurs articles,
notamment la pénurie de médicaments, le traitement des malades dans les hôpitaux et le
traitement aux détenus dans les prisons. D'une manière générale, les
« journalistes indépendants » devaient montrer Cuba sous un jour négatif à
l'étranger et justifier le prolongement de l'embargo commercial.
Le
ministre Pérez Roque a aussi montré trois lettres datées de janvier et mars 2001 et
adressées à Oswaldo Alfonso, le dirigeant du Parti libéral de Carlos Alberto Montaner,
un journaliste exilé qui vit à Madrid et est président de l'Union libérale de Cuba
(membre de l'Internationale libérale). Montaner est également membre fondateur de la
Fondation hispano-cubaine, un projet du parti gouvernant conservateur d'Espagne, et
intimement lié à la publication trimestrielle culturelle/politique de l'exil Encuentro de la Cultura Cubana, basée à Madrid et en partie financée
par la NED (80 000 dollars en 2001).
À
propos des lettres, Pérez Roque a indiqué que toutes trois parlaient d'argent
adjoint : 200 dollars, 30 000 pesetas et 200 dollars, ces deux dernières sommes
provenant apparemment de gens que Montaner et Alfonso connaissent. Dans la lettre où il
est question de pesetas, Montaner écrit : « Très
prochainement deux amis espagnols importants t'appelleront pour parler du Projet Varela.
J'ai suggéré cinq noms pour fonder la nouvelle idée : Paya, Arcos, Raul Rivero et
Tania Quintero ».
Les
lecteurs pourront tirer eux-mêmes les conclusions quant à une éventuelle influence
étrangère dans le Projet Varela. Oswaldo Paya, bien entendu, est le dissident que
l'Union européenne a honoré du Prix Sakharov des Droits humains, pour sa direction du
Projet Varela.
Les
commentaires sur l'indignation suscitée par l'action de Cuba contre les dissidents
soulignaient combien l'adoucissement de Fidel et sa tolérance vis-à-vis de la
communauté dissidente avaient amélioré les choses... et soudain ÇA ! En
réalité, le 20 mai 2002 a marqué la croisée des chemins : ce jour-là Bush, dans
des discours à Washington et à Miami, a annoncé son « Initiative pour une
Nouvelle Cuba ». Rappelant le succès obtenu en Pologne, il a annoncé une aide
directe et améliorée pour « contribuer à construire la société civile
cubaine » qui conduirait « à un nouveau gouvernement » dans l'île. Je
me pose cette question : Serait-ce aller trop loin que de dire que Bush prônait un
changement de régime à travers les dissidents ? Les Cubains n'ont pas tu leur
interprétation.
La
sonnerie aux morts pour « nos petits gars » a retenti lors de l'arrivée, en
septembre 2002 d'un nouveau chef de la Section des Intérêts des USA à La Havane,
l'équivalent d'un ambassadeur si Cuba et les États-Unis avaient des relations
diplomatiques à part entière. James Cason est un diplomate de carrière du Département
d'État qui a servi surtout dans des pays latino-américains ; il n'a pas un aspect
menaçant. Comme s'il s'était permis trop de déjeuners de deux heures et pas assez de
jogging. Otto Reich, fanatique cubano-nord-américain et un des criminels non-accusés de
l'Iran-Contra, qui assumait une désignation limitée à la vacance (lisez sans
possibilité d'être ratifiée par le Sénat) en tant que secrétaire adjoint d'État pour
l'Amérique latine de Bush, a donné le poste à Cason non sans l'avoir auparavant,
semble-t-il, profusément asticoté.
Cason
s'est abattu sur La Havane comme un agent fédéral super-inspiré des Gangbusters,
avec une arrogance incroyable. Mais il faut reconnaître son tour de force. Il a parcouru
cette île de long en large, surchauffant ses amis dissidents, « nos petits
gars », scellant du même coup leur destin. Son appui à la société civile de
Washington à Cuba était à tel point éhonté qu'il semblait à tout le monde qu'il
souhaitait qu'on l'expulse en tant que persona non grata, en langage
diplomatique. Il a monté un show d'unité avec les groupes en province et à La
Havane ; il a distribué à ses favoris, y compris à des agents de pénétration
cubains, des laissez-passer de 24 heures de libre accès à Internet et à d'autres
installations à la Section des Intérêts ; il a assisté à des réunions au
domicile de dissidents, où il a donné l'équivalent de conférences de presse devant des
journalistes étrangers ; il a lancé personnellement l'aile juvénile du Parti
libéral ; il a fêté des dissidents dans sa résidence officielle et a même
accueilli chez lui, un samedi, un atelier de journalistes indépendants. Sa conduite est
allée tellement au-delà du protocole diplomatique accepté qu'on pourrait dire qu'elle
fut la mère de toutes les provocations.
Mais
l'expulsion de Cason aurait conduit à une nouvelle crise avec les USA et les Cubains ne
sont pas tombés dans le piège. Durant six mois ils ont attendu et surveillé par le
biais de leurs infiltrations hautement placées dans la communauté dissidente de Cason.
Et ils ont décidé d'agir. Ils avaient la preuve des activités criminelles d'appui à
Helms-Burton et de violation d'autres lois contre la sédition, et ils ont finalement
décidé de balayer d'un coup toute la clique de Cason. Et en mars il est resté seul
comme le chef nu d'un gang disparu. Ce qui est certain, c'est qu'il n'a pas soufflé mot
depuis la détention de ses acolytes.

James Cason
Remplaçant Huddleston en 2002
à la Section des Intérêts des USA
à La Havane. Nommé par Otto Reich.
|
Il n'est pas
difficile d'imaginer l'amertume, dans la prison, de « nos » 75 « petits
gars » lorsqu'ils méditent sur l'imbécillité de s'être laissés emporter par les
simagrées de Cason. De sorte qu'à présent Cason et son personnel, y compris les
officiers de la CIA et de l'AIB doivent recommencer, pratiquement, à partir de zéro.
Mais, mon vieux, fais attention à qui tu recrutes ! Tu pourrais avoir l'honneur,
demain, de compter dans tes rangs un autre fidèle de Fidel. On ne sait jamais, n'est-ce
pas ? Penses-y la prochaine fois que tu présenteras les formulaires d'approbation de
sécurité de la prochaine génération de dissidents.
Sans
aucun doute, les Cubains ont soupesé le prix à payer aux amis et ennemis avant de se
décider à agir. Et ils savaient qu'ils avaient beaucoup à perdre. Aux États-Unis, le
mouvement pour la fin de l'embargo et contre l'interdiction de voyager, au Congrès et
dans les rues, ferait rapidement marche arrière en raison des déformations médiatiques.
L'entrée de Cuba à l'Accord de Cotonou pour le commerce préférentiel et l'aide avec
l'UE serait sûrement gelé, et il le fut. Par ailleurs, la Commission des droits de
l'Homme de l'ONU se réunissait à ce moment à Genève et les USA faisaient leur
possible, à coups de menaces et de subornations, pour obtenir l'approbation d'une motion
de condamnation de Cuba pour violations des droits humains. Ils ne l'ont finalement pas
obtenue, mais le gouvernement cubain était aussi disposé à courir ce risque.
Avec
tant d'éléments en jeu, le moment choisi par la direction cubaine pour agir a suscité
une intense spéculation. En réalité la communauté dissidente, y compris les détenus,
n'a jamais constitué une menace pour la révolution, et Cuba pourrait avoir indéfiniment
toléré, infiltré et contrôlé les activités ordonnées par le gouvernement des
États-Unis. Mais ce gouvernement aurait pu prendre cela pour un signe de faiblesse, et
c'est la dernière chose que l'on souhaite que pense un Grendel.
D'autre
part, il y avait une dimension politique interne importante dans la tolérance des
insultantes provocations de Cason, du fait qu'elles étaient si largement connues ici. Il
était allé si loin que les gens en général s'étonnaient de la tolérance du
gouvernement. Ceci aurait pu être considéré aussi comme de la faiblesse par les
partisans de la révolution. De sorte qu'ils ont décidé d'en finir une fois pour toutes
et d'envoyer un message à ses autres protégés, pour étendre un peu le concept de
protection dans le contexte cubain. En 1996, le gouvernement avait mis fin aux vols
extrêmement notoires de Hermanos al Rescate en abattant les avions,
surtout pour des raisons politiques internes, sachant parfaitement qu'il aurait un prix
international à payer. En 2003 il a donc décidé de recourir à la fermeté devant le
Grand Théâtre de Cason en dépit de l'opinion internationale. Comme pour l'affaire des
avions, il est très probable que la politique interne cubaine, et non pas les réactions
internationales, ait déterminé l'occasion.
Les trois
exécutions
LA
séquestration du bac du port de La Havane, le Baragua, n'aurait pu se
produire à un pire moment. Ce fut la 7ème en sept mois, et elle eut lieu le 2 avril, la
veille du jugement des dissidents, facilitant aux ennemis de Cuba et à pas mal de ses
amis la tâche d'associer deux événements distincts en une seule « vague de
répression ».
Le
bac n'était en fait qu'une barcasse autopropulsée de faible tirant d'eau, avec une
cabine et sûre uniquement sur les eaux tranquilles du port, et cette nuit-là elle avait
à son bord une cinquantaine de personnes, y compris des enfants et des touristes
étrangers. Les pirates armés la conduisirent en haute mer par un vent extrêmement
dangereux de force 4, le combustible s'épuisa et ils menacèrent par radio de commencer
à lancer les otages à l'eau si on ne leur fournissait pas suffisamment de carburant pour
gagner la Floride. Ce qui est extraordinaire, c'est la facilité avec laquelle les
garde-côtes cubains ont convaincu les pirates d'accepter qu'ils remorquent le bac, qui
s'en allait à la dérive, jusqu'au port de Mariel, où les forces spéciales ont tendu un
piège et où les hommes-grenouilles se sont préparés pour le sauvetage. Après de
longues heures d'affrontement, tout s'est terminé en moins d'une minute lorsqu'une
Française s'est subitement jetée à l'eau, suivie en masse par les autres otages et les
pirates. Les otages ont tous été repêchés et les pirates rapidement appréhendés.
Lors
du procès l'État a requis, et obtenu, la peine capitale pour les trois chefs de la
séquestration, une décision qu'a confirmée une cour d'appel, étant donné qu'il
s'agissait d'un acte terroriste d'une extrême gravité, même si personne n'avait été
blessé.
Le
Conseil d'État devait ensuite ratifier ou commuer la peine. Cuba devait-elle mettre fin
à une interruption des exécutions de près de trois ans ? Devait-elle provoquer la
réprobation du mouvement mondial contre la peine de mort ? Devait-elle retarder sa
décision et laisser ces individus attendre un temps déterminé dans le couloir de la
mort -non pas 15 ou 20 ans comme aux États-Unis mais au moins quelques semaines ou
quelques mois pour ne pas montrer trop de hâte ? Ou devait-elle commuer la peine en
prison à perpétuité et faire preuve de clémence ?
Franchement,
étant opposé à la peine de mort, j'ai pensé que le mieux serait une combinaison des
deux dernières alternatives : attendre et commuer la peine. Mais j'ignorais qu'à ce
même moment les forces de la sécurité cubaines enquêtaient sur 29 autres tentatives de
séquestration. Du point de vue du Conseil d'État, ceci constituait sûrement le début
d'une vague de séquestrations encouragées comme toujours par la Loi d'ajustement cubain
de 1966 et la politique discriminatoire à l'égard de tous les immigrants illégaux
non-cubains. Il est particulièrement insultant pour Cuba que les pirates soient reçus en
Floride comme des héros et que lorsqu'un pilote conduit là-bas, intentionnellement, un
avion avec ses passagers, il ne soit pas considéré comme un pirate de l'air mais
déclaré uniquement coupable d'extorsion de biens.
S'il
est un principe auquel Cuba a toujours adhéré, du moins depuis la crise des missiles de
1962, c'est bien celui de ne jamais fournir aux États-Unis de prétexte à une action
militaire.Cuba pourrait éviter un exode comme celui de Mariel ou une crise des balseros. Mais, comme devait le dire Fidel par la suite, une vague de
séquestrations constituerait précisément un prétexte à un blocus naval
nord-américain, une campagne généralisée de bombardements et une invasion directe. Il
fallait mettre immédiatement fin aux séquestrations, et il avait raison. Le 25 avril, le
chef du Bureau cubain du Département d'État informait le chef de la Section des
Intérêts de Cuba à Washington que les États-Unis considéreraient toute nouvelle
séquestration comme une sérieuse menace pour la sécurité nationale des USA.
Interpréter cela comme « un de plus et c'est l'action militaire » ne relève
aucunement de la paranoïa.
Mais
le Conseil d'État n'a pas eu à attendre que cela arrive. Il le savait déjà... Il a
ratifié les sentences le 10 avril, et elles ont été exécutées le lendemain matin. On
peut trouver des défauts à la décision cubaine en vertu du principe« non à la
peine de mort dans n'importe quelle circonstance », mais le fait est que Cuba est
l'un des plus de cent pays qui l'ont consignée dans leur législation. Ils venaient tout
juste de voir ce que lesbombesetlesmissilesUSavaientfaitde Bagdad, ils ont vu menacéle
travail méticuleux de deux générations de Cubains, y compris leurs centres de science
et de technologie, leurs institutions éducationnelles, leurs hôpitaux et leurs
cliniques, leur patrimoine cultuel et historique, mais le plus important était que des
milliers de Cubains mourraient ou resteraient invalides. Et ils n'ont pas confondu les
pirates avec les dissidents. C'étaient des délinquants mués en terroristes, qui avaient
menacé bien plus que leurs 50 otages.
Cuba
ne fut aucunement surprise lorsque, les exécutions et la condamnation des dissidents
ayant pratiquement eu lieu en même temps, l'ouragan s'est déchaîné dans le monde
entier. Elle y semblait préparée jusqu'à un certain point, mais on a pu sentir un
certain impact quand d'anciens amis de la révolution comme Eduardo Galeano et José
Saramago se sont unis au choeur des condamnations. Ils ont été rejoints par Chomsky,
Zinn, Albert, Davis, Dorfman et d'autres dont les oeuvres sont des trésors de ma
bibiliothèque, qui ont signé la superficielle déclaration du groupe nord-américain
Campagne pour la paix et la démocratie : « Nous soussignés
protestons énergiquement contre l'actuelle vague de répression à Cuba... [contre
les dissidents]... en raison de leurs activités politiques
non-violentes... »
Comme
si les dissidents n'étaient pas, au même titre que le terrorisme, l'embargo et la guerre
psychologique, des instruments de l'interminable campagne de Washington pour faire de Cuba
un autre vassal des États-Unis. Si c'est cela qu'ils veulent pour Cuba, tant pis pour
eux. Mais il serait dommage qu'ils aient signé sans penser.
Quelques
semaines après les exécutions et les procès des dissidents, lorsque plus d'un million
de personnes se sont rassemblées le 1er mai sur la Place de la Révolution de La Havane,
le révérend Lucius Walker, un des militants les plus efficaces et dévoués de la
solidarité avec Cuba aux États-Unis, a invité avec élégance Cuba à abolir la peine
de mort. Fidel a lui en a su gré, disant seulement qu'une telle action était à
l'étude. Mais moins de trois semaines plus tard, le 10 avril, un autre groupe de huit
pirates armés, arrêtés avant de s'emparer d'un avion, ont été jugés et condamnés.
Bien que convaincus de terrorisme et de violence, les chefs de file ont été condamnés
à la prison à vie et les autres à des peines allant de 20 à 30 ans.
Les
lecteurs remarqueront que nous n'avons pas considéré dans ces pages l'important aspect
légal et des droits humains du procès. Parmi les critiques aussi bien du cas des
dissidents que celui des pirates figurent des affirmations selon lesquelles les accusés
ont été injustement condamnés, sans avoir eu droit à une défense légale adéquate.
En ce qui concerne cet aspect, les choses n'ont pas été facilitées par le manque
d'information publiée sur les procès. Par exemple, je n'ai trouvé pour aucun des 75
cas, depuis le moment de l'arrestation jusqu'à l'ouverture du procès, aucune chronologie
publique faisant état de la date et de l'heure d'actes tels que l'arrestation, la
présentation des accusations et les séances de préparation au jugement entre l'accusé
et un avocat défenseur. Les accusations écrites n'ont pas non plus été publiées, pas
plus que la réponse des accusés et leurs déclarations, ni les décisions des juges, à
l'exception des sentences. Ce manque d'information empêche l'évaluation du procès en
question.
Cependant,
le ministre des Relations extérieures s'est efforcé d'aborder ces critiques dans sa
conférence de presse de plus de trois heures le 7 avril, soulignant les origines dans la
colonie espagnole des procédures du jugement sommaire et leur large utilisation dans le
monde actuel. Il a indiqué aussi qu'aux 29 jugements (pour certains il y avait plus d'un
accusé) ont participé 54 avocats, dont 44 choisis par les accusés et 10 nommés
d'office par les tribunaux, ajoutant que plusieurs avocats ont défendu plus d'un accusé.
Le plus important, c'est qu'il a dit que les accusés ont pu témoigner devant le
tribunal, répondant aux accusations et aux questions. Il a mis l'accent sur le nombre de
personnes qui ont pu assister aux procès (100 en moyenne à chacun), surtout des proches
des accusés. Malgré cela, le manque d'information complète sur les procédures de
l'accusation et du jugement ont laissé la porte ouverte aux allégations d'absence de
procès juste, allégations qui ne pourront être éclaircies que lorsque les tribunaux
fourniront davantage de détails.
ÉPILOGUE
À
Washington, bien qu'ils pensent que Cuba s'est fourvoyée, les partisans au Congrès d'une
législation mettant fin ou allégeant l'embargo et abolissant l'interdiction des voyages
se mobilisent à nouveau et introduisent un nouveau texte dans ce sens. Bien que la
majorité ait condamné les événements d'avril, il s'en tiennent à leurs principes,
convaincus surtout que les Nord-Américains qui vont à Cuba changeront les Cubains. Au
fil des années j'ai constaté qu'il se passe exactement le contraire, mais la fin de
l'interdiction de voyager est sans aucun doute importante, quelle qu'en soit la raison.
L'Administration
Bush, remplie de Cubano-Nord-Américains appartenant à la ligne dure, continue
d'augmenter la pression avec l'expulsion de 14 diplomates cubains à Washington et New
York sur de vagues accusations d'espionnage. C'est manifestement une décision politique
et non de sécurité nationale : quelqu'un au FBI a laissé filtrer l'information
selon laquelle la Maison-Blanche semblerait avoir dit au Département d'État d'expulser
des Cubains, et le Département d'État aurait demandé quelques noms au FBI.
La
source du FBI a précisé qu'aucun des Cubains n'avait fait l'objet d'une enquête pour
espionnage. À l'inverse, les représentants cubano-nord-américains de Miami au Congrès,
Ros Lehtinen et Diaz-Balart, se plaignent amèrement de ce que Bush ne fait aucun cas de
leurs appels à mettre fin une fois pour toutes au problème de Cuba.
À
Miami, toutes ces ONG qui s'accrochent aux mamelles de l'AID et de la NED pour maintenir
à la fois l'industrie anticastriste et leur confortable mode de vie, devront revenir à
leurs ordinateurs et préparer de nouveaux plans pour la société civile à Cuba. Ils
devront chercher la manière de sauver leurs fronts équivalents dans l'île et trouver
d'autres Cubains de peu de scrupules et de suffisamment d'instinct d'autodestruction pour
accepter leur argent.
Ici,
à La Havane, James Cason ferait bien de partir discrètement en consultation au
Département d'État et de prendre silencieusement sa retraite. Après tout, c'est à
cause de lui que 75 de « nos petits gars » ont été enfermés, quelques-uns
pour par mal de temps, et tout le bénéfice publicitaire qui a résulté de ses services
à Reich ne peut compense cela. Il est liquidé dans le Service extérieur, même s'il
exécutait les ordres de Reich, car c'est Cason et non Reich qui va en payer le prix.
Mais, bien entendu, il pourrait peut-être trouver une nouvelle et juteuse carrière
anticubaine auprès d'une des ONG de Miami.
À
la Section des Intérêts des USA, les fonctionnaires du Département d'État, de l'AID et
de la CIA devront maintenant commencer à se mettre en quête de sang neuf, et à
présenter pour approbation de sécurité des noms et des antécédents de personnes
disposées à travailler avec les ONG de Miami et à marcher sur les traces des 75, et le
service de sécurité cubaine les aidera sûrement en leur fournissant des candidats
prometteurs, comme il l'a toujours fait dans le passé.
Philip
Agee, Ancien agent de la CIA, auteur de nombreux ouvrages dont Dirty Work, The
CIA in Western Europe, cofondateur de Covert Action Quaterly. Cette étude est initialement parue en feuilleton dans Granma International
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