Le vendredi 17 octobre, en fin d'après midi, le président Gonzalo Sánchez
de Lozada fuyait de Bolivie, laissant derrière lui plus de quatre-vingt morts et des
centaines de blessés et mutilés. N'ayant pas le courage d'affronter la population et de
présenter lui-même sa démission aux députés et sénateurs, au moment de s'échapper
il envoya une lettre qui fut lue devant le Congrès au milieu des sifflets. Plus tard, son
vice-président Carlos D. Mesa devait assumer à son tour la présidence de la
République. Ainsi se termina l'un des épisodes les plus tragiques vécus par la Bolivie
depuis son retour à la démocratie en 1982.
Le journaliste bolivien Sergio Caceres de "El Juguete Rabioso"
- journal créé il y a trois ans qui est devenu une référence du mouvement social en
Bolivie et édite par ailleurs Le Monde diplomatique dans le pays-
précise la situation. Il s'est particulièrement intéressé à l'éradication de la
culture de la coca exigée par les États-Unis, à la privatisation et la confiscation des
ressources naturelles boliviennes par des multinationales, et à l'apparition de nouveaux
mouvements sociaux.
Ce journal a rendu public l'Accord de libre commerce des Ameriques,
projet continental signé en secret par les gouvernements latino-américains et
états-unien, qui représente un pas supplémentaire dans la domination économique des
États-Unis. Il suit avec attention le mouvement indigène aymara qui se bat depuis des
siècles pour l'autonomie et constitue actuellement l'un des axes autour duquel s'articule
la lutte sociale en Bolivie. El Juguete Rabioso est aujourd'hui
édité sur internet par le Réseau Voltaire à l'adresse suivante :
eljugueterabioso.redvoltaire.net

Photo : Sebastian Hacher
Manifestation à La Paz, le 17 octobre 2003.
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La fin du mandat de Gonzàlo Sánchez de Lozada, prévue en août 2007, a été
précipitée par un mouvement civique et populaire né le 8 octobre dans la ville d'El
Alto (banlieue de La Paz, la capitale) pour protester contre l'intention du gouvernement
de vendre le gaz naturel bolivien aux États-Unis et au Mexique. Au lieu de prêter
l'oreille aux demandes de la population, le président a ordonné à l'armée de réprimer
toutes les manifestations par la violence.
La brutalité des forces de l'ordre a dégénéré en
massacre, le nombre de morts augmentant jour après jour de manière terrifiante. Le 15
octobre, ce qui avait commencé comme une mobilisation des habitants de la ville la plus
jeune et la plus pauvre de Bolivie s'est transformé en une rébellion nationale exigeant
la démission immédiate du président. Les barrages routiers, les manifestations et les
grèves menaçaient le pays de paralysie, et la population, mécontente, a rejoint les
rangs des manifestants.
Les organisations présentes dans les mobilisations étaient en particulier la Central
Obrera Boliviana, la Confederación Sindical Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia,
les Coordinadoras del Agua y del Gas, le mouvement cocalero, les étudiants, mais surtout
le peuple en général, les riverains organisant la lutte à l'échelle de leur quartiers.
Pour toute réponse, le président a essayé de semer le
doute dans les esprits en déclarant qu'il n'existait pour le moment aucun projet
d'exportation du gaz bolivien. En même temps, il eu recours à la terreur :
attentats contre les radios qui diffusaient des informations sur les massacres, vagues
d'arrestations, violations de domiciles, menaces de mort contre des journalistes et des
militants des droits de l'homme, confiscation des journaux, présence de l'armée dans la
rue
C'est ainsi que vécu la Bolivie pendant les derniers jours du régime de
Sánchez de Lozada.

Photo : Sebastian Hacher
Manifestation à La Paz,
le 17 octobre 2003.
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Le pouvoir et la chute
Loin de ramener le calme, la violence employée par le
gouvernement a provoqué l'indignation de toute la société. Le vendredi 17 octobre, les
classes moyennes, les intellectuels et les artistes se sont joints à la mobilisation
générale en entamant une grève de la faim. Au même moment, les paysans et les mineurs
marchaient sur La Paz, prêts à affronter l'armée de manière décidée, bien que dans
des conditions inégales. À l'exception des entrepreneurs privés, tout le pays a alors
exigé la démission du président.
Envers et contre tout, Sánchez de Lozada s'est d'abord
entêté à rester. Dans une déclaration à CNN, il a qualifié le mouvement national de
coup d'État de « narcosyndicalisme » et minimisé la gravité de la
situation, allant jusqu'à affirmer que personne n'avait été tué ni blessé au cours
des derniers jours. Son vice-président, Carlos Mesa, a alors annoncé publiquement qu'il
lui retirait son soutien.
Le vendredi 17 octobre, le pays était complètement
paralysé et privé de communications. Dans la ville de La Paz, une manifestation
d'environ 50 000 personnes cernait le palais présidentiel, protégé par des chars
d'assaut de l'armée. Selon le récit des journalistes de la radio Erbol, jamais il n'y
eut de mobilisation aussi importante, même lors de la révolution de 1952.
Isolé et abandonné, Sánchez de Lozada a décidé de fuir vers les États-Unis
pendant que le Congrès préparait sa succession. Suivant l'exemple de l'ancien président
péruvien Fujimori, l'ex-président a envoyé sa démission par le biais d'une lettre
destinée à être lue au Congrès, étant incapable d'assumer la responsabilité des plus
de quatre-vingt morts et des centaines des blessés qu'il laissait dans les rues d'El
Alto. « Le gringo est rentré chez lui », a crié le foule
qui avait envahi La Paz.

Gonzalo Sánchez de Lozada
Le président de Bolivie s'est exilé
aux États-Unis le 17 octobre, sous
la pression populaire.
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Pourquoi l'appelle-t-on « El gringo » ?
Gonzalo Sánchez de Lozada aime se faire appeler
« Goni » (diminutif de son prénom), mais, pour la majorité de ceux qui se
sont mobilisés au cours de ce mois d'octobre, il n'a jamais été que « El
gringo ». Cette dénomination est due à son espagnol « de touriste »
déformé par l'anglais qu'il apprit aux États-Unis, où il grandit et vécut une grande
partie de sa vie.
L'ex-président est né en 1930, au sein d'une famille
aisée, propriétaire de grandes plantations et liée au Mouvement nationaliste
révolutionnaire (MNR), le parti qui est à l'origine de la révolution de 1952. L'un des
principaux succès de ce mouvement a été la réforme agraire, qui a restitué leurs
terres aux paysans expropriés, ainsi que la nationalisation des mines.
La Bolivie et l'économie néolibérale
Sánchez de Lozada a fait ses débuts en politique en tant
que député du MNR de 1979 à 1980. Il est revenu au Parlement de 1982 à 1985, avant
d'être élu sénateur puis président de la Chambre des députés. L'année suivante, il
était nommé ministre de l'Économie. Il est l'auteur du décret n° 21060, qui a
stoppé l'inflation, mais a sonné le glas de tous les principes pour lesquels son parti
avait lutté depuis 1952. En 1986, la Bolivie entrait dans l'économie néolibérale.
En 1993, il accède pour la première fois à la
présidence, obtenant 32% des suffrages, un résultat historique. Grâce à une alliance
avec d'autres partis politiques, il parvient à rallier un nombre de parlementaires
suffisant pour lui permettre de n'avoir aucune opposition susceptible d'entraver sa
politique. Une telle majorité lui a permis notamment de faire passer les « trois
lois maudites » : la loi de participation populaire, la réforme de
l'enseignement et la loi de capitalisation. Au nom de cette dernière, il a cédé à des
multinationales les entreprises les plus importants que possédait l'État : ENDE
(électricité), ENFE (chemines de fer), YPFB (hydrocarbures), ENAF (sidérurgie),
ENTEL (télécommunications) et LAB (compagnie aérienne). Les syndicats, affaiblis, ont
alors tenté de lui barrer la route, mais « Goni » a fait appel à l'armée
pour réprimer toute forme d'opposition.
En 2002, il est revenu au pouvoir, avec environ 22% des
voix, suivi de très près par le Mouvement vers le socialisme (MAS), du dirigeant
« cocalero » Evo Morales. Pour se hisser à la présidence, il a dû de
nouveau nouer des alliances. Mais, cette fois-ci, sa marge de manuvre est restée
limitée. Et l'opposition parlementaire a pu relayer les mouvements sociaux, qui, en 2000,
ont mené quelques luttes victorieuses contre le modèle néolibéral.
Suivant les directives du Fonds monétaire international
(FMI), il a lancé en février 2002 un nouvel impôt. Cette mesure, très impopulaire, a
finalement été abandonnée après une mutinerie de la police et l'action des mouvements
sociaux. Violemment réprimé, ce mouvement restera dans les mémoires comme le
« massacre des 12 et 13 février », qui a fait une trentaine de morts. Dès
cette époque, il semblait clair que Sánchez de Lozada n'arriverait pas à la fin de son
mandat, surtout parce qu'il lui restait une autre mesure à mettre en uvre, la plus
sensible de toutes : la vente du gaz naturel. Il s'agissait d'un projet secret
consistant à céder à la société multinationale Pacifique LNG l'exploitation du gaz
pour l'exporter vers les États-Unis et le Mexique, via le port privé chilien de Patillos
ou le port péruvien d'Ilo (Lire l' article « Gaz et perpétua tion des relations
coloniales en Bolivie ») .
Les résultats désastreux des entreprises privatisées
lors de son précédent gouvernement, venus s'ajouter à un réveil de la conscience
nationale concernant la conservation des ressources naturelles, ont créé une forte
opposition à cette politique. Il y eut des mois de tentatives de dialogue infructueux
pendant lesquels le gouvernement a dissimulé l'information et poursuivi la vente de
manière éhontée. Résultats : la première grande mobilisation contre la vente du
gaz a commencé le 19 septembre. On connaît la suite.
Carlos D. Mesa, le successeur de « Goni »
Dés avant son investidure à la vice-présidence, le 6
août 2002, Carlos D. Mesa était connu et respecté comme journaliste et historien. Ses
documentaires et ses séries historiques ont fait date à la télévision bolivienne. Avec
d'autres journalistes, il a créé la chaine d'information PAT, dont il a utilisé la
tribune à maintes reprises pour chanter les bienfaits des privatisations et défendre les
réformes entreprises par Sánchez de Lozada, qu'il disait admirer.
Il est entré en fonctions comme président de la République, le 17 octobre 2003. Dans
son allocution, il annoncé la tenue d'un référendum pour que la population décide du
sort du gaz, ainsi qu'une révision de la loi sur les hydrocarbures. Il s'est engagé à
convoquer une Assemblée constituante, à travers laquelle tous les Boliviens pourront
travailler à rédefinir la République. Par ailleurs, il a demandé au Congrès que son
gouvernement soit provisoire et que de nouvelles élections soie nt organisées d'ici peu
pour assurer la transparence et la légitimité de la présidence.
Pour leur part, les dirigeants syndicaux, tels Evo Morales
et Jaime Solares (principal dirigeant de la Centrale ouvrière bolivienne, la COB), ont
exprimé leur soutien au nouveau président, tout en précisant qu'ils n'entendaient pas
participer au gouvernement. Ils ont souligné qu'ils veilleraient à ce que soient
satisfaites les revendications qui ont conduit la population à se mobiliser et pour
lesquelles plus de quatre-vingt citoyens sont morts.
Sergio Cáceres
Cofondateur du bimensuel bolivien El Juguete Rabioso.
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