En une semaine, les sept plus grands musées nationaux irakiens ont été
pillés et la Bibliothèque nationale a été incendiée. Le plus vieil État du monde a
été dépossédé de l'essentiel de ses trésors archéologiques et artistiques sous le
regard impassible des forces de la Coalition. Cependant, alors que ces événements ont
été présentés par les agences de presse états-uniennes comme une conséquence du
chaos dans lequel le pays est plongé, des personnalités internationales n'ont pas tardé
à dénoncer une vaste opération de spoliation organisée par un groupe de marchands
d'art occidentaux. L'UNESCO a appelé à l'interdiction de commercialisation des
uvres volées. Le président Chirac a qualifié ces cambriolages de « crimes
contre l'humanité » insinuant qu'ils auraient pu être ordonnés par un
gouvernement. Pour éviter que le scandale ne rejaillisse sur la Maison-Blanche, le
conseiller aux Affaires culturelles du président Bush a présenté sa démission .
L'héritage culturel irakien est-il menacé ? La
Coalition affiche officiellement un souci d'épargner les sites historiques de tout
bombardement. Elle ne manque pas de faire savoir qu'elle a mis en place une section
chargée « de la protection du patrimoine irakien », dirigée par un officier
réserviste, anthropologue dans le civil , et affiche un grand souci de ne pas
provoquer de catastrophe archéologique. Mais les tractations de la Coalition avec l'ACCP
et la non-intervention de ses soldats accréditent la thèse d'un pillage organisé dans
la plus pure tradition coloniale.
Le principal but avoué par le président de l'ACCP,
Ashton Hawkins, avocat spécialisé dans le commerce d'art, est d'unir ses membres
influents comme un contrepoids aux législations « rétentionnaires » des pays
riches en patrimoine archéologique. L'ACCP souhaite également la révision du Cultural Property Implementation Act (Convention états-unienne de 1983
destinée à freiner le pillage culturel et historique), pour réduire à néant les
efforts faits par des nations étrangères pour bloquer l'importation de leurs antiquités
aux États-Unis. Le troisième combat officiel de l'ACCP est de décourager le recours à
la jurisprudence connue sous le nom de 1977 US v McClain, qui s'appuie
sur le National Stolen Property Act (loi états-unienne qui punit tant
le voleur que le receleur. Elle a permis, en février 2002, la condamnation de Frederick
Schultz, grand marchand d'antiquités américain, ancien président de la National
Association of Dealers in Ancient, Oriental and Primitive Art, pour avoir reçu en
connaissance de cause d'un négociant anglais des antiquités égyptiennes volées.)
Convaincu par la doctrine libérale de l'administration
Bush, Ashton Hawkins tient à préciser que, pour l'ACCP, « la
dispersion du matériel culturel à travers le marché est l'un des meilleurs moyens pour
le protéger ».
Dans une lettre adressée aux États-membres de la
Coalition, publiée dans le Guardian, neuf éminents archéologues
appellent à une protection des institutions culturelles et à une vigilance
internationale pour empêcher la revente d'objets d'art irakiens volés. Ces experts
dénoncent également avec indignation un groupement créé
en 1994, l'American Council for Cultural Policy (ACCP), qui, selon le New York Times, a négocié avec le département d'État et le
département de la Défense états-uniens avant le début du conflit pour assouplir la
législation qui protège l'Irak de la spoliation de son patrimoine historique. Le but
serait de pouvoir exporter d'Irak des antiquités, commerce interdit depuis la fin du
mandat britannique, en 1924, par une loi, renforcée en 1975. La crainte de ces
archéologues est que les États-Unis profitent du gouvernement de tutelle qu'ils
installent en Irak pour modif ier et assouplir la législation locale sur l'exportation
des uvres d'art et d'antiquités, et ainsi accéder à la requête de l'ACCP.
Les pillages ont eu lieu dans des villes
« libérées » par la Coalition. Asif Mohammed, conservateur du musée de
Mosul, qui fait partie de la liste des institutions culturelles pillées, a attesté à
nos confrères du Guardian de la présence des troupes états-uniennes
dans la ville lorsque le pillage a eu lieu.
Pourtant, aucune action n'a été entreprise pour
protéger le musée. Même scénario lors du saccage du Musée National de Bagdad, dont 80
% des quelques 150 000 pièces ont été dérobées, selon Moayyed Saïd al-Damergi,
conseiller de l'ancien ministre de la Culture. « Les chars
américains étaient stationnés devant l'entrée principale du musée, lorsque les
pillards l'ont mis à sac sous le nez des soldats », affirme M. Damergi,
professeur d'Archéologie à l'université de Bagdad, rapporte une dépêche AFP, « nous avons demandé de l'aide aux soldats pour s'opposer aux
pillards, mais ils nous ont répondu qu'ils n'avaient pas d'instructions pour
intervenir ».
Les plus éminents archéologues avaient prévenu la
Coalition des risques de vols aux conséquences désastreuses. Des spécialistes
états-uniens avaient été reçus au Pentagone bien avant le début des combats afin de
sensibiliser les militaires à « la probabilité des pillages de sites
historiques », identifiant les sites sensibles à protéger. « Ils
étaient informés. Tout ça aurait pu être évité » dénonce Jeremy Black,
spécialiste de l'Irak antique à l'université d'Oxford. Mais de manière paradoxale,
malgré les mises en gardes adressés par des experts internationaux, rien n'a été
entrepris pour empêcher le hold-up de musées.
Depuis que le monde archéologique dénonce dans la presse
ses agissements, l'ACCP dément toute accusation de vouloir faire modifier la législation
irakienne sur les antiquités et met au contraire en avant l'offre qu'elle aurait faite au
Pentagone d'apporter une aide financière et matérielle pour la conservation des
uvres ainsi que pour la reconstruction des institutions culturelles irakiennes. Les
tractations en vue de libéraliser le marché de l'art antique avec le gouvernement
états-unien avaient pourtant été jugées « encourageantes », avant le
début des pillages.
La Coalition a argué dans un premier temps que cette
mission n'était pas de son ressort, puis, devant l'émoi international, elle se pose
aujourd'hui en preux défenseur du patrimoine culturel irakien. Le secrétaire d'État
états-unien, Colin Powell, a déclaré, le 14 avril à Washington, que « les
États-Unis appellent la population à rendre tout objet volé et lui donnent des
instructions sur la façon de procéder. Le Bureau de la reconstruction et des affaires
humanitaires aidera les Irakiens et les experts internationaux à restaurer les objets et
à reconstituer les catalogues endommagés par les pilleurs ». Malheureusement
trop tard. On ne peut que déplorer que l'armée états-unienne n'ait pas eu le même
empressement à protéger les musées qu'à sécuriser les puits de pétrole.
À Bagdad, le seul bâtiment officiel protégé par les
forces coalisées durant les pillages était le ministère du Pétrole. Il est
communément admis que le pétrole irakien est convoité par les états-uniens. Mais
d'autres faits laissent penser que leur convoitise ne s'arrête pas là.
Le professionnalisme des pillages prouve qu'ils ne peuvent
être le fait de la seule population irakienne. Si des citoyens ordinaires y ont sans
doute pris part, tout semble indiquer que des professionnels du marché de l'art antique y
ont également participé. Donny George, directeur de recherche et d'études au Musée
National Irakien de Bagdad, est convaincu que les voleurs étaient des professionnels.
Dans une déclaration à l'AFP, il affirme « que [les pillards]
n'ont pas touché aux copies, ils ont volé les originaux. C'est une opération de vol
organisé ». Le directeur de ce même musée parle, lui, de complicités
internes, les pillards ayant mis la main sur les uvres les plus précieuses alors
que celles-ci avaient été placées en chambre forte au début des bombardements sur
Bagdad. Selon The Independent, les ordinateurs du Musée National de
Bagdad, qui contenaient le recensement des collections, on t été vandalisés au point
que l'on ignore encore à l'heure actuelle si les informations stockées sur les disques
durs sont récupérables ou non. La disparition de ce recensement compliquerait
singulièrement les dispositifs visant à empêcher la revente des uvres sur le
marché international. Autrement dit, des professionnels n'auraient pu mieux faire.
Sur instructions du secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, le
directeur général de l'UNESCO, Koïchiro Matsuura, a multiplié les initiatives. Il a
envoyé, avec l'aide du British Museum, une mission sur place pour évaluer
l'ampleur des vols. Il a organisé ce matin, à Paris, une consultation d'experts pour
définir une stratégie adaptée. Au sortir de cette réunion, l'un des participants,
McGuire Gibson, professeur à l'université de Chicago, nous a déclaré : « les pillages ont été planifiés de l'extérieur de l'Irak ».
Koïchiro Matsuura a annoncé la création d'un fonds spécial pour le patrimoine culturel
irakien, puis, il a appelé à prononcer un embargo international sur les objets d'art
irakiens. Surtout, il a réclamé l'adoption d'une résolution ad hoc par le Conseil de
sécurité des Nations Unies, signifiant ainsi que la responsabilité des pillages incombe
à des États. Sans attendre, Martin Sullivan président du Comité consultatif des
Affaires culturelles, a présenté sa démission au président Bush pour que le scandale
ne rejaillisse pas sur la Maison-Blanche. R. N.
(transmis par Réseau Voltaire) |