Pour balayer les objections de leurs alliés, les États-Unis ont décidé
d'entreprendre de vastes campagnes de propagande en Europe en corrompant journalistes et
écrivains. Ces opérations ne visent pas seulement à conquérir le consentement des
opinions publiques à la politique impériale de Washington, elles ont aussi pour but
d'éliminer les dirigeants politiques, les entreprises et les intellectuels qui s'opposent
à elle. À la mi-décembre, Donald Rumsfeld a désigné la France et l'Allemagne comme
cibles prioritaires.
L'expression « diplomatie publique » désigne la « propagande »
dans le jargon politiquement correct américain. Pendant la Guerre froide, les États-Unis
investirent massivement dans la diplomatie publique pour contrer l'influence soviétique.
Ce dispositif fut développé par Ronald Reagan au sein du Conseil de sécurité
nationale, sous l'autorité du vice-président d'alors, George Bush senior. Il se délita
progressivement lorsque l'URSS s'effondra. Seuls les Programmes internationaux
d'information (International Informations Programs - IIP) survécurent. Il s'agit des
émissions de Voice of America, Radio Free Europe, Radio Liberty et Radio Free Asia.
En 1999, à l'issue de la guerre du Kosovo, la secrétaire
d'État Madeleine K. Albright prit acte de la détérioration de l'image des États-Unis
dans le monde et de l'impact des agences alternatives d'information sur le Net. Elle
institua alors un sous-secrétariat d'État à la diplomatie publique. Ce poste fut
dévolu à Evelyn Simonowitz Lieberman. Dans un premier temps, l'administration Bush
négligea ce service qui fut rattaché au porte-parole du département d'État, Richard
Boucher. Mais il ne tarda pas à être pleinement restauré et confié à Charlotte Beers,
qui prit ses fonctions juste après les attentats du 11 septembre 2001. Une violente
rivalité opposa immédiatement le département d'État au département de la Défense
pour le contrôle de cette fonction.
Le dispositif secret de la propagande US
Le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, institua
en octobre 2001, dans le plus grand secret un Bureau d'influence stratégique (Office for
the Strategic Influence - OSI) dirigé par le général Simon Pete Worden (un des
promoteurs de la guerre asymétrique depuis l'espace). Les relations entre l'OSI et le
sous-secrétariat d'État à la diplomatie publique furent articulées par le Groupe
militaire d'information internationale (International Military Information Group - IMIG)
du colonel Brad Ward.
Ce nouveau dispositif fut immédiatement activé pour
corriger l'impact de l'appel à la « croisade » de George W. Bush et
convaincre les opinions publiques occidentales que les États-Unis ne mènent pas une
guerre contre l'Islam. On se souvient ainsi de la subite montée au créneau
d'intellectuels, dont certains étaient en réalité dûment appointés, nous assurant que
le président Bush avait entendu ses conseillers et rectifié ses propos.
Néanmoins, le New York Times révéla
qu'une partie des fonds débloqués avait déjà été utilisée pour manipuler l'opinion
publique aux États-Unis mêmes, en violation des dispositions légales en vigueur.
L'administration Bush tenta d'expliquer qu'elle n'avait jamais cherché à intoxiquer les
électeurs états-uniens, mais uniquement à désinformer les terroristes et à renverser
les opinions publiques étrangères. Cependant, la mondialisation de l'information étant
ce qu'elle est, il est aujourd'hui difficile de circonscrire la propagande à l'étranger.
Aussi, le président ordonna-t-il la fermeture de l'OSI.
En réalité, l'OSI a été immédiatement reconstitué en secret. Un
obscur poste de sous-secrétaire adjoint aux plans spéciaux (deputy under-secretary for
special plans) a été créé au Pentagone et confié au capitaine William J. Luti
(jusque-là conseiller de Dick Cheney). On ignore le montant de son budget, qui est
toutefois qualifié de « très consistant ». Sous son contrôle, l'ex-OSI a
été physiquement transféré au Strategic Command, où il est toujours dirigé par le g!
énéral Simon P. Worden. Le dispositif a été considérablement développé en quelques
mois. Des bureaux de propagande ont été créés dans chaque arme. La 8e division de
l'Air Force, qui avait mené la campagne aérienne contre l'Allemagne nazie, a abandonné
ses bombardiers pour ne plus être affectée qu'aux batailles internationales de la
propagande (Worldwide Information Attacks). La Marine s'est dotée d'un Commandement de la
guerre en réseaux (Naval Network Warfare Command). L'Armée de terre dispose quant à
elle, de structures permanentes de propagande depuis l'occupation de l'Allemagne, de
l'Autriche et du Japon, où elle attribuait les autorisations de publication. Enfin, le
nouveau plan de l'état-major interarmes (Joint Strategic Capabilities Plan) place
désormais la propagande au même niveau de préoccupation que les actions diplomatiques,
les opérations militaires, et les conditions économiques.
Le sous-secrétaire adjoint William J. Luti travaille en
étroite coordination avec les anciens réseaux « stay-behind », désormais
identifiés sous le nom de code de « Gray Fox ». L'ensemble est supervisé par
le vice-secrétaire aux affaires de sécurité internationales (assistant secretary for
International Security Affairs), Pete Rodman (l'ancien conseiller en barbouzeries du Dr
Henry Kissinger), lui-même placé sous l'autorité du sous-secr! étaire Douglas J. Feith
(un protégé de Richard Perle).
Quatre objectifs principaux avaient initialement été
fixés conjointement par le secrétariat d'État et le secrétariat à la Défense.
Convaincre l'opinion publique internationale que :
Les attentats du 11 septembre ne visaient pas les États-Unis, mais
l'ensemble des nations civilisées.
Les États-Unis ne mènent pas une guerre contre l'islam, mais contre les
terroristes islamiques.
Les États-Unis n'ont pas attaqué l'Afghanistan, mais soutenu le peuple
afghan dans sa lutte contre les Talibans.
Pour venir à bout d!u terrorisme international, toutes les nations
civilisées doivent s'unir derrière les États-Unis.
Chaque jour, chaque ambassade US dans le monde
Chaque jour, chaque ambassade US dans le monde adresse à
Charlotte Beers, sous-secrétaire à la diplomatie publique, un rapport sur l'évolution
de la perception de ce message dans le pays hôte et un relevé des articles et émissions
favorables qu'il a réussi à faire passer dans la presse locale.
La publication d'un sondage réalisé dans 44 pays par le
Pew Research Center, sous l'autorité de l'ancienne secrétaire d'État Madeleine K.
Albright, début décembre 2002, a relancé le débat à Washington. Il montre une forte
dégradation de l'image des États-Unis dans le monde et une hostilité grandissante à
leur politique internationale en France et en Allemagne.
DoD Directive 3600.1 Information Operations
Tirant les leçons de ce constat, l'administration Bush a
décidé de renforcer sa « diplomatie publique ». À l'issue du bras de fer
entre départements rivaux, c'est en définitive la Défense qui jouera le rôle majeur en
matière de propagande. Si c'est lui qui fixera les cibles, les thèmes de campagne seront
élaborés par le sous-secrétariat d'État à la diplomatie publique qui a une plus
grande expérience de la manipulation des populations étrangères. Le président de la
Commission des Affaires internationales de la Chambre des représentants, Henry J. Hyde,
est favorable à ce que le modeste budget du sous-secrétariat de Charlotte Beers soit
augmenté à cette occasion et passe de 400 à 655 millions de dollars.
Des instructions ultra-secrètes, identifiées sous
l'appellation « DoD Directive 3600.1 Information Operations », ont été
signées par Donal Rumsfeld à la mi-décembre. Elles autorisent des opérations de
propagande à grande échelle pour influencer les opinions publiques dans les pays alliés
et la prise de décision de leurs dirigeants politiques.
L'ambiance des débats en cours à Washington avait été
rapportée par France 2 à l'occasion d'une interview d'Edward Luttwak, diffusée le 9
décembre. Le célèbre stratège s'y exclamait : « Chirac a
une addition à payer à Washington ! Il a une longue addition à payer à
Washington, et, à Washington, il y a une décision évidemment de lui faire payer
l'addition. Chirac, il a voulu manger et bouffer aux dépends des États-Unis sur la
scène diplomatique et, évidemment, il va payer
»
Deux cibles principales ont été désignées dans ce
cadre : la France et l'Allemagne. Ces États doivent être discrédités sur la
scène internationale de manière à mettre un terme à leur influence contre la guerre en
Irak. Ils sont considérés comme d'autant plus dangereux que l'Allemagne siègera en 2003
et 2004 comme membre temporaire du Conseil de sécurité et comme président du Comité
des sanctions, tandis que la France présidera en janvier 2003 le Conseil de sécurité.
Leurs dirigeants doivent être déconsidérés aux yeux de leurs électeurs, de manière
à être évincés de la vie publique. L'image de marque des grandes entreprises qui
soutiennent les politiques nationales d'hostilité à l'égard des États-Unis doit être
ternie au point de leur faire perdre leur rang économique ; et les dirigeants de ces
entreprises doivent être mis en cause dans leur compétence et leur probité. Les leaders
d'opinion qui développent dans le public des sentiments hostiles à l'égard de la
politique de Washington doivent être ostracisés des médias. Enfin, les groupes
musulmans qui pourraient relativiser le concept de « guerre des
civilisations » doivent être placés hors d'état de « nuire ».
En ce qui concerne la France, les cibles principales
sont : le président Jacques Chirac, Total-Elf-Fina, le consortium EADS (European
Aeronautic Defense and Space) et ses dirigeants Jean-Luc Lagardère et Philippe Camus,
Thalès (voilà longtemps qu'on n'avait pas entendu parler des frégates de Taïwan),
Renault, et le Réseau Voltaire. Selon ce plan, des imputations diffamatoires
seront publiées dans des médias étrangers de faible importance, puis reprises dans la
presse française par des journalistes « sollicités ». La France
sera présentée comme un pays intolérant en matière religieuse et antisémite parce que
envahie et dominée par les musulmans. Les entreprises et industriels cibles seront
présentés comme corrompus et déloyaux. Pour amplifier cette campagne, des
livres seront également publiés par des intellectuels « sollicités ».
À Washington, on ne doute pas de pouvoir faire passer les
messages que l'on souhaite aussi bien dans la presse écrite qu'audiovisuelle française. Un
soir de grève de la rédaction, n'a-t-on pas réussi à faire diffuser par France 2, à
la place du journal de 20 heures, un épisode de JAG, un feuilleton de
propagande de CBS très officiellement co-écrit par la CIA, sans soulever la moindre
protestation ?
D'ores et déjà, nous pouvons renverser ce petit
jeu : qui, dans la presse et l'édition française a accepté d'encaisser les grasses
« sollicitations » du Pentagone ?
Directive présidentielle 77 (déclassifiée) du 14
janvier 1983
Thierry Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau Voltaire. |