Au cours des deux dernières années, c'est-à-dire depuis la
prise de pouvoir de l'administration Bush, l'état-major interarmes a progressivement
adopté une nouvelle doctrine stratégique et tactique et l'a partiellement mise en
uvre lors de la campagne d'Afghanistan. Cette doctrine repose sur deux idées
principales : la prévention de l'émergence de nouveaux compétiteurs et le « Shock and Awe » (« Choquer pour se faire respecter »).
Peu après la Première guerre du Golfe, les États-Unis
tirèrent les leçons de l'effondrement de l'URSS et de leur capacité à conduire une
coalition mondiale. Ils en conclurent qu'ils étaient devenus l'unique hyper-puissance et
qu'ils pouvaient ambitionner de le rester s'ils empêchaient toute autre puissance de se
développer. Ce principe, qui impliquait notamment le droit aux frappes préventives, fut
théorisé, à la demande du secrétaire à la Défense de l'époque (aujourd'hui
vice-président) Dick Cheney. Elle donna lieu, le 18 février 1992, à un rapport d'un
groupe de travail ad hoc, composé de Paul Wolfowitz (actuel n°2 du
Pentagone), Lewis Libby (actuel directeur de cabinet de Cheney), Eric Edelman et Zalmay
Khalilzad (actuel représentant spécial pour l'Irak). Elle fut brocardée par le
sénateur Alan Cranston qui la qualifia de « politique du gros
bonnet ». Abandonnée par l'administration Clinton, cette idée fut remise au
goût du jour pendant la campagne électorale présidentielle par les Bush, via le Project for a New American
Century.
Le second principe de la nouvelle doctrine militaire, est
le « Shock and Awe » (littéralement :
« choquer pour se faire respecter »). L'idée est d'infliger à l'ennemi une
souffrance massive et brutale qui le laisse hébété et convaincu qu'aucune résistance
n'est possible. Dans une telle optique, ce n'est pas tant l'importance des destructions
qui importe que la terreur qu'elles inspirent. Il s'agit d'inculquer un comportement à
une population, comme les béhavioristes ont appris à inculquer des comportements à des
individus soumis à des chocs électriques. Le Shock and Awe a été
théorisé, en 1996, par Harlan K. Ullman (professeur de Colin Powell au National War
College) et James P. Wade, dans un livre homonyme publié en 1996. Ils s'y
référent explicitement au Blitzkrieg hitlérien et aux bombardements atomiques de
Truman.
Ces exemples appellent quelques commentaires. D'abord
Ullman et Wade considèrent comme allant de soi que le « choc » ne peut être
que la conséquence d'un bombardement spectaculaire. La première expérience aérienne du
blitzkrieg fut le bombardement de la ville basque de Guernica, le 26
avril 1937. Hitler avait choisi comme cible une petite ville sans importance stratégique,
mais jouant le rôle de symbole culturel. En une journée, il rasa 70 % des constructions,
tuant le tiers des habitants. Les États-Unis reprirent cette stratégie à leur compte,
lors de la destruction de Dresde, puis de l'incendie de Tokyo.
D'autre part, pour être suffisamment convaincant le
« choc » doit avoir un aspect spectaculaire et innovant. C'est pourquoi,
lorsque Truman voulut intimider Staline et lui faire comprendre qu'il ne pourrait pas
exploiter à son profit l'effondrement du nazisme, il décida de procéder à une
démonstration de force au Japon. Il accepta donc la capitulation du Reich, le 8 mai 1945,
mais refusa celle du Japon, pourtant exsangue. Il réunit le « Comité des
cibles », refusa de lancer la bombe atomique sur la baie de Tokyo, qui n'était pas
assez peuplée, et ordonna les démonstrations d'Hiroshima et Nagasaki. Ce n'est qu'après
qu'il accepta la reddition nippone.
Aujourd'hui, la question se pose donc d'employer des
moyens nouveaux pour crédibiliser le « choc ». L'état-major interarmes
étudie donc la possibilité de recourir à des armes nouvelles contre des cibles
blindées et profondément enterrées (Hardened and Deeply Buried Targets - HDBTs) :
de mini-bombes nucléaires. Le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, a autorisé
l'usage tactique de l'arme atomique (c'est-à-dire l'usage de bombes de faibles puissances
sur un champ de bataille à distinguer de la dissuasion stratégique par usage de bombes
à forte puissance) dans un document partiellement déclassifié, la « Révision de
la posture nucléaire » (« Nuclear Posture
Review » - NPR). La partie encore secrète du document a été transmise à
quelques membres du Congrès et a fuité dans le Los Angeles Times.
Elle autoriserait explicitement l'usage de mini-bombes nucléaires contre divers États,
dont l'Irak.
Ce projet a d'abord été nié par l'administration Bush,
avant que ses conséquences en matière de modification de l'arsenal nucléaire ne soient
évoquées par Donald Rumsfeld devant la National Defense University. Ce projet a été
publiquement critiqué par le sénateur Kennedy pour qui l'abandon
de la doctrine de dissuasion provoquera inévitablement la dissémination de l'arme
atomique. Il a implicitement été confirmé par Donald Rumsfeld lors d'une audition par
le Congrès. A contrario, le secrétaire d'État britannique en charge du développement
international, Clare Short, a publiquement déclaré qu'elle s'opposerait à toute
implication du cabinet Bush dans la réalisation de ce projet.
Selon nos informations, l'état-major interarmes n'aurait
pas encore arrêté de décision. En effet, quelle que soit la zone irakienne où des
bombes atomiques tactiques pourraient être utilisées, des retombées radioactives
pourraient être déplacées par les vents. Elles seraient susceptibles de dériver vers
le Koweït où sont massées les troupes US. D'autre part, l'Army, qui devrait être en
charge de l'occupation de l'Irak pendant au moins deux ans, ne souhaite pas affronter une
population rendue hostile de cette manière. L'état-major recherche donc des conditions
d'utilisation circonscrites et maîtrisables, ainsi que le laissait entendre une récente tribune du
général Horner, qui fut le postfacier de Shock and Awe.
Quoi qu'il en soit, la stratégie du Shock
and Awe qui a pu se montrer efficace pour stopper l'entreprise expansionniste d'un
État militarisé (comme le Reich nazi et le Japon impérial), n'a aucun sens pour
libérer une population opprimée comme les États-Unis prétendent vouloir le faire en
Irak.
Thierry Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau Voltaire. |