Cuba résiste et fait la différence
Le 28 octobre dernier, pour la treizième fois, l'assemblée générale de l'ONU a
condamné le blocus américain contre Cuba (renforcé par les dispositions Torricelli et
Helms-Burton) (1). Par 179 votes contre 4 : celui des États-Unis, d'Israël, des îles
Marshall (un - paradis fiscal) et de la Micronésie (19 000 habitants).
À Cuba, Béatriz Roque, membre de la « société civile », s'est félicitée de la
poursuite de l'embargo, « seul moyen d'obtenir une transition vers la démocratie ». Et
ces gens-là s'étonnent de ne pas être portés en triomphe dans les rues de La Havane !
Le vote de l'ONU a été à peine mentionné dans la presse, qui a consacré ses titres à
la libération de plusieurs opposants. Ils ont déclaré n'avoir subi aucun sévice. Le
même jour, la Croix-Rouge constatait « des formes de torture » à Guantanamo Bay (NDLR:
c'est-à-dire au camp de concentration ricain!). Et si Raul Rivero et ses amis ont été
correctement traités, ce n'est pas le cas des cinq Cubains maintenus au secret à Miami.
Leur crime ? Avoir infiltré les organisations terroristes qui s'entraînent à l'arme
lourde en Floride et planifient les attentats. Leurs activités n'ont rien de folklorique
: en 1997, les attentats à La Havane ont tué plusieurs personnes, Cubains et touristes.
C'est dans ce climat d'attentats et d'agressivité renouvelée de la part du voisin du
Nord que les opposants qui conspiraient avec la section des intérêts américains avaient
été jugés et emprisonnés. Un contexte passé sous silence.
S'agissant de Cuba, la disproportion de l'information est la règle. On tient le registre
des emprisonnés, on donne leur bulletin de santé, autant de nouvelles qui dissimulent
l'essentiel : sous le nez de l'empire, 11 millions de personnes aux prises avec les
difficultés quotidiennes choisissent de résister. Depuis 1868, quand Carlos Manuel de
Cespedes proclama la liberté des esclaves, en passant par 1898, date d'une indépendance
chèrement gagnée mais frustrée, et par 1959, ce qui est en jeu c'est bien la
souveraineté d'un peuple, sa volonté d'être un pays et non une colonie.
« Cela se terminera dans un bain de sang », disait-on à Paris en 1990. Le camp
socialiste s'effondrait et pour Cuba ce n'était que question de temps. À la fin des
années quatre vingt, l'ordinaire des Cubains ne se résumait plus aux produits de la
Libreta. Mais c'est à nouveau le manque de tout : de nourriture, de pétrole, de travail,
de transport. La perte de 35 % du PIB, de 80 % des échanges commerciaux, et
l'effondrement de l'économie.
En prime, l'isolement. Les Sandinistes avaient perdu les élections. Ce pays en guerre
contre les mercenaires des États-Unis avait donné toujours plus de preuves de
démocratie : économie mixte, liberté de la presse et des partis d'opposition,
élections libres. Mais l'agression durait et les Nicaraguayens avaient fini par acheter
la paix avec un bulletin de vote.
Tant d'observateurs, tant d'exigences démocratiques quand le pays de Sandino se rêvait
souverain ! Retombé dans l'oubli aujourd'hui. Il ne s'y passe plus que des choses banales
: corruption, dénutrition, analphabétisme, et les gosses s'y disputent à nouveau dans
les décharges d'ordures nourriture, cartons et boîtes de conserve.
Il y a eu beaucoup de sang depuis, mais pas à Cuba. Dans une Amérique latine à nouveau
changeante - voyez frétiller les compteurs de démocratie pointés sur le Venezuela, le
Brésil, l'Uruguay, l'Équateur, l'Argentine... -, Cuba est toujours là.
Les millions de touristes qui vont et viennent librement dans l'île - discutent à tous
les coins de rue, constatent que l'on y vit, que l'on y écrit, que l'on peint, que l'on
danse et que l'on fait aussi la fête.
Certes on y vit durement, et ce n'est pas parce qu'ils savent que la vie est bien pire
dans 87 pays et si près d'eux que les Cubains l'endurent. En rouspétant, en critiquant :
les spécialistes du micro-trottoir et des enquêtes au café du commerce s'en donnent à
coeur joie. Chaque jour sonne le glas du régime, on vous le dit. Cela dure depuis
quarante-cinq ans...
Cela dure parce que trois générations défendent la révolution : celle qui a connu
l'époque de Batista ; celle des enfants qui ont vu les conditions de vie s'améliorer
puis empirer ; celle des petits-enfants pour qui la santé, l'éducation gratuite, les
livres, le cinéma, les concerts à prix « offerts » sont une normalité.
Ces Cubains subissent la pénurie mais aussi les tâtonnements, les réajustements du
gouvernement forcé de réagir au coup par coup à l'agressivité des États-Unis. Malgré
les incompréhensions ou les désaccords, ils n'ont jamais remis en cause leur adhésion
à la Révolution. Si résiste ce peuple rebelle, que personne n'a jamais fait taire -
même pas Batista -, c'est dans le mouvement de sa propre société qu'il en trouve les
raisons.
Cuba n'est pas un laboratoire où l'on expérimenterait une société parfaite dans des
conditions idéales. C'est une oeuvre humaine, pleine d'erreurs certes mais qui porte loin
ce vieux rêve de l'humanité : bâtir un monde où Liberté, Égalité et Fraternité ne
seront plus de vains mots. Aujourd'hui plus que jamais où triomphe partout la force de
l'argent.
Cuba résiste et fait constamment la différence. La restructuration de l'industrie du
sucre (fermeture de 70 des 150 centrales) aurait produit chez nous un séisme social. Au
lieu de licencier brutalement cent mille travailleurs - selon les très démocratiques
méthodes de nos si exemplaires démocraties -, le gouvernement a pris la peine de les
réunir, de les consulter, de modifier ses plans, de les reconsulter. Des milliers de
réunions avec Fidel Castro et les ministres, et aujourd'hui maintien des salaires,
reconversions des usines et des milliers d'ouvriers de retour à l'école.
À la fin des années quatre-vingt une partie de la jeunesse déscolarisée et
désoeuvrée cherchait sa place. Dans les concerts, place de la Révolution et ailleurs,
des milliers chantaient « Guillaume Tell, le temps est venu de me céder l'arbalète ».
C'est avec eux que Cuba s'est dotée d'une « force de solidarité sociale » présente
dans tous les quartiers. Plus de 21 000 travailleurs sociaux ont déjà été diplômés.
Sept mille autres sont formés tous les ans. Cette force de solidarité s'attaque au
problème des inégalités qui perdurent dans la population noire.
150 000 jeunes adultes de dix-sept à trente ans ont repris des cours de «
perfectionnement intégral ». Cette seconde chance a déjà permis à 48 446 autres
d'accéder à l'université. L'informatique étant enseignée dès le primaire, 13 000
professeurs ont été formés, et 3 000 animateurs culturels. Ceux qui reprennent les
études grâce à ces programmes peuvent entrer dans l'un des 938 centres universitaires
répartis dans 169 villes.
Bien sûr certains s'exilent. Mais on oublie ces milliers d'enseignants et de médecins
qui, depuis que la Révolution existe, aident les peuples pauvres à apprendre à lire, à
se soigner. Dans le bidonville de Soweto le médecin est cubain. Au Venezuela, où
l'élite médicale opposée au président Chàvez laisse crever les gens, ce sont des
Cubains qui soignent et vaccinent.
Ils sont 25 000 à travailler, ni pour l'argent ni pour la gloire, dans les pays les plus
déshérités du monde. 450 pour la seule Haïti. Librement exilés et toujours de retour.
À cause de la petite différence de leur île : « En ce moment je gagne deux ananas par
mois. Alors oui parfois je rêve de partir. Mais quand je vois les enfants de ma rue je
suis fier d'être cubain. » C'est ce que disait Pedro Albalate, « chirurgien
internationaliste », mort à Quito en 1998 (2).
Les hôpitaux en pleine rénovation ont accueilli 17 000 enfants malades de Tchernobyl. En
France nous en avons soigné quelques dizaines. Cela ne se dit pas, cela ne s'écrit pas,
mais les plus pauvres le savent. C'est l'une des raisons pour lesquelles Aleida Guevara,
qui fut médecin au Nicaragua, voit flotter dans les manifestations du monde entier le
portrait de son père, celui d'une révolution toujours jeune (3).
C'est un pays en difficulté, toujours dénigré et aussi menacé que s'il représentait
une menace mondiale, qui réussit cela. Il ne faut pas que cela se sache. Cela risquerait
de déranger la pensée unique en marche qui veut nous faire croire que Cuba est une
tyrannie et Fidel Castro un dictateur pour nous affaiblir.
Car c'est de nous qu'il est question (4). Défendre Cuba ce n'est pas seulement défendre
la santé et l'éducation gratuite, la médecine solidaire, la culture généralisée, la
recherche pionnière, tout en déplorant la rareté de l'essence, les coupures
d'électricité, l'exécution d'un délinquant, l'emprisonnement de Rivero.
Défendre Cuba c'est reconnaître cette société différente qui, malgré les choses que
nous n'approuvons pas, refuse de se vendre et de renoncer aux valeurs que nous avons
toujours défendues.
C'est pour cette petite différence-là que 11 millions de Cubains résistent. C'est leur
choix et leur droit absolu. L'ignorer, c'est refuser de reconnaître leur conscience
politique, leur suprématie morale. Ils nous soutiennent bien plus que nous ne les
soutenons, car ce qui se joue là-bas, ce qui s'écrit là-bas - quelle que soit la fin de
l'histoire - relève de la dignité, du grand espoir et de l'honneur de l'humanité.
Maïté Pinero,
ex-correspondante de l'Humanité à La Havane.
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(1) L'île est interdite d'accès aux marchés internationaux, aux crédits, et paye de 30
% à 50 % plus cher les denrées importées, surcoût dû au fait que les navires qui
accostent à Cuba sont interdits d'accès aux ports des États-Unis durant six mois. La
banque suisse UBS s'est vu infliger une amende de cent millions de dollars pour avoir
accepté des transferts de fonds cubains.
(2) Cuba est une île, par Danielle Bleitrach et Viktor Dedaj. Éditions Le Temps des
cerises.
(3) Félicitations, Commandant, c'est une fille ! par Alessandra Riccio. Éditions
Desmaret.
(4) « Cuba vive, Cuba Mide », par Santiago Alba, in Rebelion.
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