En 1990, après avoir incité le Koweït à ruiner l'Irak, les Etats-Unis
laissèrent entendre à Bagdad qu'ils ne s'opposeraient pas à une réunification par la
force de l'Irak et du Koweït. Mais lorsqu'en août 1990 Saddam Hussein passa à l'acte,
l'administration Bush senior organisa une riposte militaire, l'opération « Tempête
du désert ». Conscients du piège dans lequel était tombé l'Irak, des dirigeants
arabes sollicitèrent la médiation française pour sauver la paix en permettant à Saddam
Hussein de faire marche arrière sans perdre la face. Dans un livre récent, le
négociateur français, Marc Boureau d'Argonne, révèle le détail de ces discussions
secrètes et du protocole d'accord français qui avait été accepté par Bagdad.
Pourtant, au dernier moment, le président François Mitterrand refusa de signer ce
document, laissant le piège états-unien se refermer sur l'Irak. Loin d'avoir voulu
empêcher la guerre du Golfe, la France a-t-elle participé à sa fabrication ?

François Mitterrand
Alors que l'opinion publique internationale prend
progressivement conscience des manipulations et des mensonges de l'administration Bush
junior qui lui ont permis de donner une apparence de légalité à l'attaque de l'Irak, de
nouvelles révélations sont publiées sur le déclenchement de la Guerre du Golfe, en
1991.
Dans un livre très détaillé, le négociateur français
Marc Boureau d'Argonne relate, jour par jour, comment la France négocia un protocole
d'accord avec l'Irak et comment elle refusa, en définitive, de le signer. Publié en
octobre 2002, à un moment où beaucoup croyaient encore en la parole de la famille Bush
comme en une vérité révélée, Irak, Guerre ou assassinat programmé ? soulève une multitude
de questions désagréables.
Résumons les faits. Les États-Unis, inquiets de voir
leur allié Saddam Hussein devenir un acteur politique majeur dans la région du Golfe à
l'issue de la guerre Iran-Irak, s'appliquèrent à lui tendre un piège. Ils poussèrent
l'émir Al Jaber du Koweït à exploiter le pétrole situé dans la zone neutre entre
l'émirat et l'Irak, au risque de pomper les nappes irakiennes. En outre, ils
l'encouragèrent à réclamer à l'Irak exsangue le remboursement de l'aide militaire
fournie par son émirat contre l'Iran. Simultanément, l'ambassadrice April Glaspie
affirma à Saddam Hussein que Washington n'interviendrait pas dans un conflit
Irak-Koweït, lequel serait assimilable à une affaire intérieure puisque le Koweït
n'est jamais qu'une principauté amputée à l'Irak lors de la décolonisation
britannique. Inconscient du traquenard, Saddam Hussein, en violation du droit
international, envahit le Koweït, le 2 août 1990, réunifiant ainsi l'Irak et réglant
par la même oc casion tous ses problèmes. Puis, l'administration Bush senior développa
une campagne d'intoxication visant à faire croire que loin d'être une réunification par
la force, l'invasion du Koweït était le début d'une série de guerres de conquêtes.
Elle mit en scène de faux témoignages devant le Congrès, comme la célèbre
« affaire des couveuses ». Surtout, elle réussit à intoxiquer la dynastie
des Séoud et à lui faire croire que l'Irak s'apprêtait à l'attaquer à son tour. Elle
put ainsi installer ses troupes en Arabie saoudite, rassembler une gigantesque coalition
et lancer l'opération « Tempête du désert ».

Ahmed Ben Bella
L'ancien président algérien organisa
les discussions franco-irakiennes
dans sa propriété en Suisse.
Cependant, plusieurs dirigeants arabes crurent
possible d'arrêter ce processus. Ils pensaient pouvoir faire entendre raison à Saddam
Hussein et obtenir l'évacuation du Koweït. Encore fallait-il trouver une grande
puissance qui accepte de prendre acte du retrait irakien en permettant au raïs de garder
la face, puis de garantir la paix en échange de son geste. Pour jouer ce rôle, ils
imaginèrent faire appel à la France. L'ancien président de la république algérienne,
Ahmed Ben Bella, devint leur négociateur. Il disposait de la confiance de nombreux
protagonistes et sa situation personnelle de retraite politique donnait un aspect
non-gouvernemental à une démarche susceptible de provoquer une rétorsion
états-unienne. Soucieux de maintenir les apparences, Ben Bella choisit d'établir un
contact avec l'Élysée par une voie non-gouvernementale. Il était en relation avec un
chargé de mission de l'Institut du Monde Arabe (IMA), Marc Boureau d'Argonne, qui était
lui-même connu de divers protagonistes arabes, y compris koweïtiens. Producteur de
films, dont Le Ciel et la boue Oscar du meilleur film documentaire en
1962, Marc Boureau d'Argonne présidait une association dévouée au cinéma dans le monde
arabe et traitait à ce titre directement avec tous les gouvernements de la région. Pour
parfaire la filière, le président de l'IMA, plusieurs fois ministre gaulliste, Edgard
Pisani, disposait d'un bureau à l'Élysée, en sa qualité de chargé de mission auprès
du président soci aliste François Mitterrand. Du côté irakien, Saddam Hussein désigna
son demi-frère Barzan Tikriti pour conduire les négociations. Il pouvait agir avec
d'autant plus de discrétion qu'il était ambassadeur à Genève où Ben Balla disposait
d'une résidence.
Pour montrer sa bonne volonté, Saddam Hussein accepta de
faire le premier geste que lui demandèrent les Français : libérer les otages qu'il
utilisait comme « boucliers humains ». Ce faisant, il manifestait sa confiance
en la France et se privait de sa meilleure défense. Deux mois de négociations secrètes
s'en suivirent.
Simultanément, une conférence de la dernière chance,
publique celle-ci, fut organisée également à Genève. La délégation irakienne
conduite par Tarek Aziz fit traîner les choses en longueur, espérant éviter de devoir
se soumettre au diktat états-unien en jouant la carte française. Lorsque Tarek Aziz
reçut confirmation que le protocole d'accord franco-irakien avait été accepté par les
deux parties, il mit fin à la Conférence officielle et rentra à Bagdad pour y recevoir
les Français et y signer la paix avec eux.

Marc Boureau d'Argonne
et Edgard Pisani
Ce protocole d'accord, dont Marc Boureau d'Argonne
publie le verbatim, permet de mieux comprendre les exigences de l'Irak. Il prévoyait le
retrait irakien du Koweït et le déploiement d'une force de l'ONU dans l'émirat, la
convocation d'une conférence internationale sur la sécurité collective dans le Golfe et
les conditions d'exploitation du pétrole, et des initiatives de paix pour le Liban et la
Palestine.
La paix était à portée de main. C'est pourtant à ce
moment précis que François Mitterrand changea de position. Alignant soudainement le
point de vue de Paris sur celui de Washington, il retarda, puis annula le voyage de son
ministre des affaires étrangères, Roland Dumas, à Bagdad. Prenant acte de l'échec de
la conférence diplomatique officielle, les États-Unis firent tonner la Tempête sur le
désert. La guerre fit plus de 100 000 morts du côté irakien. Elle coûta 54 milliards
de dollars aux armées belligérantes et 350 milliards de dollars de plus à l'économie
mondiale. Le revirement de François Mitterrand marqua un refroidissement des relations
diplomatique entre la France et de nombreux États arabes qui avaient suivi le processus
de négociation et espéraient son succès. Il fut sanctionné par l'annulation de
nombreux contrats commerciaux, notamment en matière d'armement, plongeant la France dans
une nouvelle crise économique qu'aucun de ses vois ins européens n'a connue.
Ces éléments, qui ont été confirmés par le Premier
ministre de l'époque, Michel Rocard, dans une post-face qu'il a rédigé à Irak, Guerre ou assassinat programmé ?, soulèvent bien des
questions. Restés secrets pendant douze ans, ils n'ont jamais été commentés par
François Mitterrand, qui n'a donc jamais eu l'occasion d'expliquer son revirement. Pour
certains, le président Mitterrand a entretenu deux fers au feu, avant de choisir de
laisser les États-Unis écraser l'Irak. Pour d'autres, il a participé aux manipulations
de l'administration Bush senior en faisant croire aux Irakiens qu'ils disposaient d'une
alternative pour les pousser à libérer leurs « boucliers humains », puis à
rejeter les conditions de la Conférence officielle de Genève.
Thierry Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau Voltaire.
Irak, Guerre ou assassinat programmé ?
de Marc Boureau d'Argonne, édition François-Xavier de Guibert, Paris, 2002. |