Le 22 avril 2003, le
quotidien britannique The Daily Telegraph consacre sa
« Une » et quatre pleines pages à un scoop susceptible de discréditer le
mouvement anti-guerre au Royaume-Uni : le correspondant en Irak du quotidien a
retrouvé, dans les ruines du ministère des Affaires étrangères, des documents
accablants pour George Galloway, député travailliste, décrit par le journal comme le « militant de la paix le plus actif et le plus visible en Grande
Bretagne » [1]. Le député
aurait perçu un pourcentage des ressources pétrolières irakiennes d'une valeur d'au
moins 375 000 livres (543 000 ) par an. D'après un mémo envoyé par le responsable
des Services secrets irakiens à Saddam Husse in, M. Galloway aurait exigé un
pourcentage plus important pendant le programme « pétrole contre
nourriture ». Cette rente lui aurait été versée afin qu'il promeuve les
intérêts irakiens en Occident.

Lettre attribuée par le Daily
Telegraph à Tarek Aziz
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Aussitôt, les titres de presse détenus par Hollinger, la
holding qui possède le Daily Telegraph, reprennent en chur ces
allégations, soit 379 journaux, incluant les deux tiers de la presse canadienne, de
nombreux titres aux États-Unis et au Royaume-Uni et six publications en Israël, dont le Jérusalem Post. La presse internationale reproduit massivement
l'accusation, dont Le Monde qui, le 24 avril, décrit M. Galloway
c omme « ancré à l'extrême gauche, aveuglément anti-américain,
anti-israélien et pro-palestinien » [2].
Le 25 avril, le Christian
Science Monitor, un quotidien états-unien, présente lui aussi à ses lecteurs des
documents exclusifs en provenance d'Irak [3].
Son correspondant sur place, Philip Smucker, s'est procuré six ordres de paiement du
gouvernement irakien à M. Galloway émis entre juillet 1992 et janvier 2003. Les
papiers auraient été signés par la Direction des services de sécurité irakiens ainsi
que par des comptables de la Garde présidentielle, autorisant au total 10 millions de
dollars (8 800 000 ) de versements. Le Christian Science Monitor
indique que les documents ont été fournis à son correspondant par un général lié à
la Garde présidentielle dont les initiales sont « S.A.R. ». Cet informateur
déclare les avoir lui-même trouvés dans une maison en banlieue de Bagdad où aurait
séjourné Qusay Hussein, fils du président iraki en et chef des Gardes d'élites.
Les articles du Daily
Telegraph et du Christian Science Monitor, publiés la même
semaine, constituent un dossier d'accusation écrasant pour le député anti-guerre.
Ainsi, George Galloway, militant de la cause palestinienne depuis les années 1970,
partisan de la levée des sanctions imposées à l'Irak dans les années 1990 et opposant
à l'attaque de l'Irak en 2003, aurait été motivé par l'appât du gain. Ses multiples
voyages à Bagdad au moment où la menace états-unienne s'accentuait, lorsqu'il est
notamment allé demander à Saddam Hussein, dès août 2002, de laisser les inspecteurs de
l'ONU travailler sans entrave, n'auraient été en réalité que des voyages d'affaire.
Le 6 mai, le Parti travailliste
suspend George Galloway de ses fonctions, officiellement pour ses positions hostiles à
MM. Bush et Blair lors d'une intervention sur une télévision du Golfe, le 28 mars,
au cours de laquelle il les avait qualifiés de « loups ».
« Il est relevé de la possibilité d'exercer des responsabilités
ou de représenter le parti en attendant le résultat d'une enquête interne »,
déclare alors le Labour.
L'histoire aurait pu en rester là
si le Mail on Sunday n'avait annoncé, dans son édition du 11 mai,
avoir obtenu de la même source que le Christian Science Monitor des
documents à l'évidence falsifiés mettant, eux aussi, en cause George Galloway [4]. L'hebdomadaire britannique révèle que
l'ancien général de la garde de Saddam Hussein, Salah Abdel Rasool (S.A.R.), vend, dans
la capitale irakienne, des documents dont il affirme qu'ils prouvent que M. Galloway
a été payé des millions de livres pour soutenir Saddam Hussein. Le reporter du Mail on Sunday a acheté 6 documents pour 1500 livres (2 150 ) et
les a fait analyser à Londres par l'ancien responsable de la section
« documents » de la police scientifique. L'expertise complète révèle une
grossière imitation de la signature de M. Galloway ainsi que des erreu rs techniques
et factuelles faciles à déceler par une personne connaissant l'administration irakienne
et ses procédure administratives. Parmi les erreurs relevées, on note en particulier la
mauvaise orthographe du nom du secrétaire du président, Abid Hamid Mahmoud, que les
faussaires ont écrit « Abdul Hamid Mahmoud ». Le titre
apposé sous la signature de Qusay Hussein est lui aussi erroné : il n'était alors
pas « directeur de la Garde républicaine » mais directeur
de l'Organisation de sécurité spéciale.
Le Mail on Sunday souligne par ailleurs que le journaliste du Christian Science Monitor qui s'est procuré les documents est aussi
correspondant pour le Daily Telegraph.
Le Christian Science
Monitor répond, le 16 mai, que le jeu de documents qu'il s'est procuré est
différent de celui du Mail on Sunday, qu'il n'a pas acheté les
papiers et que, bien qu'il poursuive l'expertise, rien ne permet pour le moment de douter
de leur authenticité.
Pourtant, le 20 juin, le Christian Science Monitor se ravise dans un article titré « Les
documents sur Galloway sont apparemment des faux » [5], accompagné d'une note déontologique de l'éditeur. Le
quotidien révèle qu'après une expertise complète, il est désormais certain que les
six documents sur lesquels il a basé son article du 25 avril sont des faux. Au passage,
le Christian Science Monitor précise que ce n'est qu'à la suite
l'article du Mail on Sunday qu'il a fait analyser les papiers.
Le Monitor a interrogé Hassan Mneimneh, responsable de l'Iraq
Research and Documentation Project à Washington, qui gère un corpus de plus de trois
millions de documents officiels irakiens saisis lors de la première guerre du Golfe en
1991. Cet organisme a pour fonction d'étudier les services de renseignement ira kiens
ainsi que les procédures militaires et administratives de l'État irakien. Concernant
l'aspect formel, ce spécialiste s'étonne d'abord de la netteté et de la propreté des
documents. Il est surpris par le fait que les documents, supposément écrits entre 1992
et 2003, présentent des dates rédigées de la même façon. Hassan Mneimneh constate
ensuite que, d'après les dates indiquées sur les papiers, ceux-ci on circulé
remarquablement vite dans la bureaucratie irakienne (deux ou trois jours pour passer du
bas au sommet de la hiérarchie). Ensuite, les documents ne présentent pas de numéros de
référence, habituellement utilisés pour le classement. L'expert remarque enfin que les
signatures sur les documents sont suivies du nom et du rang de la personne alors
qu'habituellement, seul le rang est mentionné.
L'analyse du contenu des lettres par le même expert laisse aussi apparaître des
anomalies. Le langage utilisé est trop direct : des sommes précises sont
spécifiées a insi que leur bénéficiaires alors que des euphémismes sont
généralement employés.
Le Christian Science Monitor fait alors examiner les papiers par un
cabinet d'expertise judiciaire de documents basé dans le Michigan. Les analystes
découvrent que l'encre utilisée pour écrire les plus « anciens » documents
(datés de 1992 et 1993) n'a pas achevé son processus de vieillissement qui, normalement,
ne prend pas plus de deux ans. En comparant l'encre des documents, il s'avère que celui
daté de 2003 et ceux datés de 1992 et 1993, ont certainement été écrits au même
moment. L'expert ajoute : « il est probable à 90 % que les
documents ont tous été préparés récemment ».
Plus de deux mois après ses
premières allégations et quarante jours après les révélations du Mail
on Sunday, le Christian Science Monitor s'excuse auprès de ses
lecteurs et de George Galloway. Le député a entre-temps fait l'objet d'une chasse aux
sorcière dans la presse et d'une suspension du Parti travailliste. La couverture
médiatique des accusations a été bien supérieure à celle des démentis. À titre
d'exemple, le quotidien parisien Le Monde a relaté les allégation du
Daily Telegraph [1],
mais n'a publié ultérieurement aucun article à propos des découvertes du Mail on Sunday et du Christian Science Monitor qui
jettent pourtant un doute sérieux sur les accusations du Daily Telegraph.
Pour George Galloway, la question
est maintenant de savoir qui sont les commanditaires des faux documents. Le député ne se
satisfait pas des excuses du Christian Science Monitor et a assigné
le journal en

Lord Conrad M. Black
Hollinger International Inc
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justice ainsi que le Telegraph Group [6].
Quelques pistes pour les magistrats chargés de l'affaire : le Telegraph Group est
possédé à 100 % par Hollinger International Inc. Ce groupe est détenu majoritairement
par Lord Conrad M. Black, ami personnel d'Ariel Sharon et administrateur du Nixon
Center, un think tank conservateur états-unien. Le second actionnaire n'est autre que
Leslie H. Wexner, 67ème fortune des États-Unis et président de la Fondation Wexner, qui conseille le gouvernement
israélien en matière de communication (Lire à ce sujet « La communication israélienne pour
2003 selon la Fondation Wexner »). Lord Conrad Black et Leslie H. Wexner ont
placé à leur côté, au Conseil d'administration d'Hollinger Inc, Henry Kissinger en
personne et Richard Perle, conseiller de Benjamin Netanyahu puis de Donald Rumsfeld.
Les liens de plus en plus nets et
assumés entre consortiums de presse et classe dirigeante transforment les grands médias
en agences de communication vendant au public les décisions et les actions du pouvoir. Le
magnat de la presse Ruppert Murdoch avait, par exemple, prit explicitement position en
faveur de l'attaque de l'Irak. Sa chaîne d'information en continu, Fox News, n'était
plus, fin 2002, qu'un gigantesque organe de propagande en faveur de la guerre. Le rôle
traditionnel d'une presse incarnant un véritable contre-pouvoir tend à céder la place
à celui de porte-voix du pouvoir. En relayant des falsifications, telles que les
accusations portées contre George Galloway afin de décapiter le mouvement pacifiste au
Royaume-Uni, de grands journaux se sont montrés soit négligents soit complices d'une
manipulation politique.
Jack Naffair
[1]
« Galloway
was in Saddam's pay, say secret Iraqi documents », par David Blair, 22 avril
2003.
[2]
« Le
député travailliste George Galloway est accusé d'avoir été payé par le régime de
Saddam Hussein », par Jean-Pierre Langellier, Le Monde, 24
avril 2003.
[3]
« Newly
found Iraqi files raise heat on British MP », par Philip Smucker, Christian Science Monitor, 25 avril 2003.
[4]
« New
doubts over claims that MP was paid millions by Saddam », par Paul Henderson et
Barbara Jones, Mail on Sunday, 11 mai 2003.
[5]
« Galloway
papers deemed forgeries », Christian Science Monitor, 20
juin 2003.
[6]
« Galloway
issues writ against Daily Telegraph over Iraqi cash claims », par Jamie Wilson, The Guardian, 28 juin 2003.
transmis par Reseau Voltaire |